Qui en Suisse ne se souvient pas des longues litanies des autorités fédérales sur l’absence d’utilité avérée du port du masque ce printemps pendant la première phase de la pandémie de coronavirus? Dans un premier temps honni par le Conseil fédéral, le masque est devenu le principal arsenal de lutte contre la circulation du virus. A tel point que le gouvernement envisagerait, selon le projet d’ordonnance consulté par la presse et qui devrait être annoncé mercredi, d’étendre son obligation à l’extérieur. Du moins dans les lieux très fréquentés.
Durant la première vague, les autorités ont systématiquement souligné l’importance des gestes barrière (hygiène des mains, distanciation spatiale, limitation des activités sociales au strict minimum). Le masque ne devait être considéré comme utile qu’en cas d’incapacité à pouvoir appliquer ces fameux gestes censés nous protéger. En cela, l’obligation du port du masque dans les transports publics notamment a un réel sens.
Mais tant l’Office fédéral de la santé publique, par la voix de Daniel Koch, que le Conseil fédéral affirmaient craindre que ce masque tant désiré par la population ne donne un faux sentiment de sécurité à celles et ceux qui le portent, au risque de mettre en péril une stricte application des gestes barrière. Force est de constater que cette crainte s’est traduite dans les faits: la distanciation spatiale est un lointain souvenir. Et le lavage des mains est plus ou moins appliqué avec légèreté selon les personnes. Il est clair que les gestes barrière pourraient et devraient être observés avec plus de rigueur. L’un des rares enseignements à avoir réellement survécu aux événements de ce printemps, c’est le serrage des mains. Beaucoup de gens ont abandonné cette pratique, ou se saluent avec le coude ou le poing. Tant mieux, même si cela ne suffit probablement pas.
Le Conseil fédéral s’est dit surpris de la brusque remontée des nouveaux cas et des hospitalisations liées au coronavirus. Alors que les gens portent le masque déjà dans de nombreux lieux. Sa conclusion: la faute aux rassemblements privés, où les gestes barrière ne sont pas réellement appliqués. Le problème n’est surtout pas dans les entreprises – même si au final on ignore réellement l’origine des contaminations dans la plupart des cas. Et le gouvernement martèle ce point inlassablement: il faut vivre avec le virus. Ou derrière cet élément de langage, on serait tenté de dire qu’il faut surtout pouvoir continuer à travailler, quoi qu’il en coûte, au risque de prendre des mesures peu cohérentes.
Personne ne veut d’un nouveau (semi) confinement. Les conséquences seraient lourdes tant sur le plan économique que social. Mais la stratégie du gouvernement qui consiste à privilégier la réponse du masque comme principal instrument de protection semble vouée à l’échec. Preuve en est des exemples dans les pays voisins où le masque est porté avec plus de rigueur qu’en Suisse et qui pourtant accusent aussi un retour en force de l’épidémie. Pourquoi? Les avis scientifiques sont partagés. On pourrait toutefois se dire que le masque ne devrait dès lors pas être le cœur même de l’arsenal sanitaire pour que les gens puissent continuer à exercer leur activité professionnelle sans risquer de se contaminer.
De la prévention et de la sensibilisation sur l’application des gestes barrière en dépit du port du masque devraient déjà être menées tambour battant par les autorités. Parce qu’avec un masque ou non, les contacts doivent être limités. Cela a fonctionné au printemps, lorsqu’il fallait faire la queue avant de pouvoir faire ses courses dans les supermarchés. C’était désagréable, oui. Inconfortable, dérangeant. Clairement. Et pourtant, sans masque, les commerces semblent ne pas avoir été des lieux de propagation du virus. Pourquoi le Conseil fédéral ne réinstaure pas l’obligation pour les commerces (qu’ils soient alimentaires ou non) de gérer les flux de clients dans leurs succursales, en veillant à limiter leur nombre tout en exigeant le respect de la distanciation spatiale et de l’hygiène des mains?
Le masque devait aussi comporter un aspect de la théorie du Nudge, c’est-à-dire qu’il devait influencer indirectement les comportements individuels par sa présence qui rappelle que la situation est anormale. Cette théorie semble ne pas vraiment déployer ses effets et les individus se sont accommodés de la situation. Le port du masque demeure perturbant, mais il est surtout perçu comme une obligation désagréable à laquelle on se conforme sans franchement y prêter beaucoup d’attention. Qui ne réutilise pas ses masques plusieurs fois par jour, voire, dans les cas les plus laxistes, par semaine?
Le Conseil fédéral semble croire que la simple extension de l’obligation du port du masque dans les entreprises, dans les lieux fréquentés à l’extérieur comme à l’intérieur, pourra réduire les contaminations et ainsi préserver la société des effets délétères d’un nouveau confinement sur l’ensemble de l’économie. De nombreux secteurs économiques pâtissent pourtant déjà de ces demi-mesures, et leur survie est en jeu. C’est en particulier le cas pour les activités artistiques et sportives, qu’on interdit plus volontiers d’exercer quand on se montre moins convaincu de la nécessité de fermer d’autres pans de l’économie.
Il est entendu que les autorités doivent tout faire pour préserver l’activité économique. Mais la situation actuelle devient franchement kafkaïenne. Entre la sacro-sainte responsabilité individuelle, qui apparaît de plus en plus comme une façon commode pour l’Etat de se défausser de ses propres responsabilités, et la volonté de vivre avec le virus quoi qu’il arrive, on a l’impression que le Conseil fédéral s’est éloigné des principes qu’il défendait dans les premiers mois de la crise. Sa volonté de s’appuyer fortement sur les recommandations scientifiques a vacillé. Aujourd’hui, les experts de la Confédération semblent de moins en moins écoutés. Ils le sous-entendent à demi-mot, mais on sent bien qu’il y a désormais des divergences d’opinion.
Que le gouvernement fasse des arbitrages en tenant compte d’autres paramètres que la seule réalité sanitaire est normal et souhaitable. Mais qu’il contredise ses propres déclarations passées est difficile à entendre et plus encore à comprendre. La responsabilité individuelle et le fédéralisme ne pourront pas toujours servir à masquer l’indécision du Conseil fédéral et il serait temps que ses sept membres en prennent conscience.