Presse: Romands, unissez-vous contre l’ogre zurichois!

La mort du Matin n'est peut-être bien qu'une étape dans le désinvestissement massif de Tamedia dans les journaux romands. Il est temps pour la Suisse romande d'avoir un sursaut d'ego pour sauver sa presse.
Grégoire Barbey

Ainsi meurt un quotidien romand pourtant lu par plus de 200’000 lecteurs dans ce petit coin de pays qui dénombre à peine deux millions d’habitants. Ce samedi 21 juillet 2018, Le Matin est paru pour la dernière fois dans sa version imprimée. Ainsi en a décidé Tamedia, le groupe zurichois propriétaire du journal. Unilatéralement. Rompant, de surcroît, les négociations entamées avec les syndicats, avec pour médiateurs les gouvernements vaudois et genevois. Mépris, rejet du partenariat social. Celui que l’on considérait jadis comme un éditeur montre aujourd’hui le visage abject d’une technocratie financière, où les stratégies économiques à court terme l’emportent sur tout le reste.

Car disons-le tout net: derrière sa communication bullshit, Tamedia n’a jamais vraiment aidé ses journaux à effectuer la transition du numérique. Pire: il a désinvesti dans des périodes où il fallait justement un petit coup de pouce supplémentaire pour innover et expérimenter de nouvelles façons de penser le journal. Il ne faut absolument pas s’appuyer sur les propos du groupe zurichois, qui n’ont aucune valeur. Lorsqu’il dit qu’il a soutenu à perte Le Matin pendant des années, même si c’est vrai, il n’a pas pour autant donné de véritables moyens à sa rédaction pour sortir de l’ornière. Il a même décidé de la fusionner à celle du quotidien gratuit 20 Minutes, signant ici-même l’arrêt de mort du journal orange. Tamedia, et de manière générale tous les éditeurs qui se sont lancés dans le gratuit, a contribué à flinguer sa propre marque.

Derrière ce funeste destin se cache une autre réalité: l’ambition démesurée de Tamedia. Plutôt que de se séparer de son titre en le cédant à un acquéreur intéressé, le groupe a choisi de le mettre à mort. Objectif? Ne pas se faire concurrencer sur son propre créneau. Pendant ce temps, ce même Tamedia rachète Goldbach Média, l’air de rien, pour assoir un peu plus sa position dominante dans la diffusion d’annonces. C’est ce même groupe qui a retiré à ses journaux les sites d’annonces et autres activités rentables qui leur permettaient de garder la tête hors de l’eau malgré un environnement concurrentiel exacerbé, pour les rapatrier à Zurich. Et ensuite déclarer que ces mêmes journaux sont financièrement agonisants. Admirez un peu ce génie de la manipulation. Surtout que si ces titres ne sont pas jugés suffisamment rentables, c’est avant tout parce qu’ils n’atteignent pas les objectifs irréalistes fixés par… Tamedia lui-même! Dans l’environnement conjoncturel actuel, exigez de ses titres une rentabilité de 15% est un délire de financier qui vit hors de toute réalité tangible. Nombreux sont ceux qui voient déjà dans un objectif de 5% (ce qui en soi est toujours une marge confortable pour une activité en situation délicate) une exigence ambitieuse.

Dans les faits, le groupe zurichois a depuis longtemps décidé de désinvestir un maximum dans le secteur de la presse, pour conserver avec un minimum de coûts sa position dans le secteur publicitaire. Les journaux sont jugés trop coûteux, là où d’autres activités sont désormais nettement plus rentables pour des investissements moins importants. Il y a dès lors fort à parier que l’avenir de la Tribune de Genève et de 24 Heures est sombre. En multipliant les fusions de rédaction de différentes rubriques, en centralisant les newsfeed, Tamedia a réduit à son strict minimum la différence entre les deux titres, les limitant aux seules pages locales. Tant sur internet que dans la version imprimée. Cela prépare subtilement les lecteurs à la prochaine étape: les fusionner entièrement, pour créer un média couvrant toute la région lémanique. Il suffira de rappeler que la différence entre les deux titres historiques était de toute façon si faible que cela ne justifiait pas d’imprimer deux journaux ayant 80% de contenus similaires en conservant leur marque distincte. Avouez que la logique est bien ficelée, n’est-ce pas? Tamedia aura dès lors tout le loisir d’expliquer que cela réduit drastiquement ses coûts de production, permettant ainsi au nouveau quotidien lémanique de partir sur des bases financières plus solides, quand bien même l’opération se soldera à nouveau par de nombreux licenciements, réduisant en vérité la capacité à faire un journal de qualité.

Mais pas d’inquiétudes: le groupe zurichois continuera à dégager, d’années en années, des bénéfices en hausse. Sa position sur le marché publicitaire demeurera, alors que les coûts fixes liés à la production de ses journaux aura diminué. A court terme, l’opération est gagnante. C’est sur le long terme que cela se complique, si la stratégie de Tamedia suscite un regain de concurrence dans le petit coin de pays qu’est la Suisse romande. Mais pour cela, il faudrait que des entrepreneurs se décident à (ré)investir dans la presse.

Pour l’instant, les perspectives sont plutôt sombres. La Suisse romande aurait besoin d’un sursaut d’ego, face à ces groupes situés à Zurich ou en Allemagne qui ont la prétention de faire la pluie et le beau temps sur le marché des médias francophones de Suisse. Pour se réapproprier sa presse, celle qui donne à tous les habitants de cette région linguistique du pays la possibilité de connaître au mieux l’actualité qui les concerne directement. Sinon, il est clair que ces grands groupes continueront de dépecer les journaux romands, en les condamnant à une mort certaine. De leur point de vue, ils font tout juste. Et ils auraient tort de s’en priver, étant donné l’absence de résistance coordonnée du côté romand. Alors oui, on peut très clairement s’indigner de la situation, mais il ne sert à rien de le faire si c’est pour continuer à ne rien faire de concret derrière. Il faut agir. Convaincre. Lever des fonds. Trouver des entrepreneurs tentés par cette aventure un peu folle, mais pas si illusoire, que la presse a encore un avenir, et par-là, entendons-nous bien, les journaux imprimés également.

Romands, unissez-vous!

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