L’application Swisscovid est un cas d’école très instructif

Les autorités avaient prévu de mettre un terme à l'expérience si l'application ne se révélait pas suffisamment efficace dans la lutte contre la pandémie de coronavirus. Malgré un bilan contrasté, aucun arrêt n'est prévu à ce jour. Un phénomène bien connu.
Grégoire Barbey

L’application Swisscovid est un cas d’école en matière de politique publique numérique. Son efficacité sur la lutte contre la pandémie de coronavirus fait l’objet d’une importante controverse. Dans un long article au sujet de l’application, le média Heidi.News en dresse un «bilan en demi-teinte».

L’application n’a de loin pas convaincu tout le monde. Elle n’a pas fait l’objet d’une si large adoption – 2,9 millions de téléchargement – et seuls 20% de la population en fait un usage quotidien (1,7 million d’applications actives chaque jour selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique). Si elle a sans doute permis de prévenir des infections, elle n’a toutefois pas eu un effet décisif dans la lutte contre la propagation du virus en Suisse. Elle a même pu contribuer, dans certains cas, à augmenter la pression sur les cellules de traçage des contacts mises en place par les cantons avec des cas de faux positifs.

L’application fonctionne grâce à la technologie bluetooth, et il est tout à fait possible d’avoir été à proximité d’un utilisateur de l’application qui a été contaminé par le virus sans avoir été en contact physique avec cette personne. Or, la deuxième vague qui a durement frappé la Suisse en octobre 2020 l’a démontré: l’application Swisscovid ne fonctionne pas par magie. Elle s’appuie sur du concret, soit le personnel de la hotline Covid qui doit envoyer les codes qui doivent ensuite être saisis dans l’application. Certains utilisateurs affirment n’avoir jamais reçu le code leur permettant d’alerter les autres applications de leur potentielle exposition au virus. Dans les trois quarts des cas, le code est toutefois envoyé dans les trois jours. On est loin d’une technologie miracle qui alerte instantanément toute personne ayant été en contact de près ou de loin avec un individu infecté.

L’approche même de Swisscovid est discutable: alors que les recherches ont montré que de nombreux paramètres favorisent les contaminations – aération, mesures de protection notamment –, une notification est reçue si l’utilisateur a été en contact avec une personne infectée à moins de 1,5 mètre ou que ce contact a duré plus de 15 minutes. Ce fonctionnement a évidemment pour conséquence de permettre à des contaminations d’échapper à la vigilance de l’application. De nombreux experts appellent depuis des mois au développement de technologies prospectives, pour permettre la mise en quarantaine préventive des personnes ayant été détectés dans des lieux où une contamination a été identifiée.

Le développement de cette application partait d’une bonne intention. En définitive, l’expérience se révèle plutôt décevante. Elle met surtout en lumière une réalité: la propension de notre société à tout miser sur la technologie, comme s’il suffisait d’un outil technologique pour faire plier la réalité à nos vœux les plus chers. En l’occurrence, le contrôle d’une épidémie nécessite une vigilance de tous les instants, et à moins de sombrer dans une société de la surveillance de masse, appliquer cette vigilance en pratique n’est pas possible – et encore moins souhaitable dans un Etat qui défend des valeurs démocratiques.

La Loi fédérale sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme avait été modifiée pour donner un cadre légal permettant le déploiement de l’application Swisscovid et son exploitation. Le Conseil fédéral a prévu dans la loi d’arrêter le système s’il n’est plus requis pour lutter contre la pandémie causée par le coronavirus ou s’il ne se révèle pas suffisamment efficace.

Sur ce thème, lire aussi (en anglais): «The Dark Side of SwissCovid»

Tout porte à croire que cette disposition ne sera pas suivie d’effets. Les autorités se montrent plutôt satisfaites de l’application, et n’ont pas annoncé vouloir mettre un terme à son utilisation. C’est un phénomène qui n’est pas inconnu de celles et ceux qui s’intéressent à la politique. Souvent, lorsque l’Etat s’attribue de nouvelles compétences, il a tendance à les préserver même si cela défie toute logique.

Une juriste de l’Office fédéral de la santé publique détaille la disposition de la loi relative à l’arrêt de l’application: «La loi contient d’autres exigences à l’article 60a, al. 8 LEp, qui entraînent également l’interruption du système. Selon cette disposition, le système est supprimé s’il n’est plus nécessaire ou s’il s’avère insuffisamment efficace. Selon cette disposition, un manque d’efficacité doit donc être prouvé. Toutefois, à notre connaissance, il n’y a pas suffisamment de preuves pour conclure que l’application n’est pas efficace. Au contraire, l’efficacité de l’application a été scientifiquement prouvée par une étude menée par l’Université de Zurich.»

Cette étude est intéressante, parce qu’en dépit des aspects qu’elle met en avant concernant l’efficacité de l’application, elle relève également les vulnérabilités du système: la réalisation de l’objectif de Swisscovid est limitée par des paramètres extérieurs, parmi lesquels les ressources humaines dans les cellules de traçage. En l’absence d’une large adoption de la population ainsi que des cellules de traçage disposant d’un personnel suffisant, les effets de l’application ne peuvent être que marginaux. Certes, toute chaîne de contamination arrêtée grâce à l’application est bonne à prendre dans la lutte contre la propagation du coronavirus en Suisse. Mais est-ce une efficacité suffisante pour justifier le maintien d’une application dont on attendait davantage?

Autre aveu de faiblesse concernant le respect de la loi: est-ce que la Confédération pourra désinstaller les logiciels installés dans les logiciels d’exploitation de Google et Apple pour rendre le traçage possible? «Enfin, vous mentionnez les éléments GAEN dans les systèmes d’exploitation Google et Apple. Il convient de noter à cet égard ce qui suit: comme vous l’avez correctement indiqué, ces composants sont nécessaires au fonctionnement de l’application suisse Covid. Toutefois, ces composants n’ont pas été intégrés dans les systèmes d’exploitation respectifs par Google/Apple sur ordre de la Confédération, mais de leur propre initiative. La Confédération ou les entreprises mandatées pour l’application Covid ne peuvent pas désactiver ces composants sur les appareils des utilisateurs. En outre, ces entreprises ne peuvent être contraintes de désactiver ou de retirer ces composants sur la base de cette disposition. Nous regrettons que la formulation de la loi soit quelque peu vague à cet égard». C’est encore la démonstration que la loi ne sera pas parfaitement appliquée. Mais qu’importe pour les autorités, ça ne portera pas à conséquence. La loi est simplement «mal formulée»…

En France, la Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, connue sous le nom de loi Hadopi, a démontré une efficacité toute relative contre le téléchargement illicite d’œuvres protégées par les droits d’auteur. Or, plutôt que de tirer la conclusion qui s’impose – le système a échoué –, l’autorité chargée de mettre en œuvre la loi a exigé des moyens financiers supplémentaires.

L’application Swisscovid doit servir de prise de conscience. Il ne suffit pas que les autorités promettent de stopper une expérience liée à l’utilisation d’une technologie pour justifier l’adoption d’une loi – ou la modification d’une législation existante. Parce que ces mêmes autorités, au moment de tirer un bilan de l’expérience, pourront tout à fait interpréter un succès relatif à leur façon, pour éviter de devoir tirer la prise.

Il faut garder cela à l’esprit, et c’est d’autant plus important à l’ère du numérique: lorsque l’Etat se dote d’une nouvelle compétence, celle-ci a vocation à durer, même si la loi prévoit l’inverse. Il faudra s’en souvenir lorsque, pour des motifs divers et variés, ces mêmes autorités tenteront de faire adopter des technologies bien plus risquées pour les libertés individuelles. Comme par exemple la reconnaissance faciale…

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