Réflexions personnelles sur le surpoids et l’alimentation

L'alimentation est trop souvent considérée comme un sujet relevant du domaine privé. Mais la société a pourtant tout intérêt à lui porter intérêt. Témoignage sur un cheminement personnel.
Grégoire Barbey

Le surpoids est un sujet compliqué, parce qu’il s’accompagne d’un cortège d’idées préconçues et souvent d’une souffrance intime pour les personnes concernées. L’émission de l’animatrice française Karine Le Marchand intitulée «Opération renaissance» en a récemment fait la démonstration, alimentant une vive polémique sur les réseaux sociaux notamment. La caméra s’invite en effet dans l’intimité de plusieurs personnes atteintes d’obésité morbide ayant décidé de se faire opérer. Les observatrices et observateurs critiques de cette émission ont dénoncé la banalisation de la chirurgie pour lutter contre le surpoids, laquelle ne devrait être pratiquée qu’en tout derniers recours, et une forme de voyeurisme moqueur à l’égard des participantes et participants.

Je ne souhaite pas m’étendre ici davantage sur cette controverse. Je n’ai à titre personnel aucune sympathie pour la télé-réalité, et n’ayant pas souhaité regarder l’émission concernée, j’estime ne pas pouvoir la juger. C’est toutefois l’occasion pour moi d’aborder le sujet du surpoids et, plus largement, de l’alimentation. Je tiens ici à préciser que les lignes qui suivent n’ont pas vocation à être considérées comme des vérités absolues, et je ne souhaite en aucun cas juger quiconque. Il s’agit de ma vérité, de mon vécu, de mon témoignage et du cheminement intellectuel opéré lors d’une transformation physique – et disons-le, psychique aussi – que je qualifierais moi-même de «renaissance».

J’ai moi-même connu d’importants problèmes de poids à la suite d’un traumatisme il y a environ 8 ans. Je pesais alors quelque 90 kilos pour 1,90m. Mais j’ai très vite pris de nombreux kilos superflus. A tel point qu’au paroxysme de mon obésité, je pesais 125,5 kilos. C’était en juin 2019. Mon indice de masse corporelle s’établissait alors à 34,8, approchant le seuil de l’obésité dite «morbide» fixé à 35. Je souffrais beaucoup de ce surpoids, parce qu’il me renvoyait une image de moi que je ne reconnaissais pas, celle d’une forme de violence que je me suis infligée à moi-même en cessant de prendre soin de moi. Je m’étais en quelque sorte abandonné, et je fuyais les balances de peur de me confronter à la réalité. Je pensais alors que rien ne me permettrait jamais de revenir en arrière, de retrouver mon poids de forme et surtout de reprendre confiance en moi et de m’accepter comme je suis.

J’ai tenté d’accepter ce surpoids. Ce d’autant plus qu’à part de rares exceptions, je n’ai pas été victime de remarques désobligeantes sur mon physique. Mes proches cherchaient plutôt à me rassurer, voire à minimiser les faits. «Tu as la chance d’être grand, cela ne se voit pas tant que ça.» Et pourtant, lorsque je revois les photos de cette époque, je me rends bien compte que cela se voyait. Comment aurait-il pu en aller autrement d’ailleurs?

Bref, j’étais donc mal dans ma peau, incapable d’accepter ce corps qui me semblait étranger. Mais pendant plusieurs années, je n’ai pas cherché à m’en inquiéter plus que ça. Me confronter à ce problème – car je le vivais comme un problème – était plus difficile que de l’ignorer. Et puis, de plus en plus d’ennuis de santé m’ont mis face à l’évidence. Cette obésité avait une très mauvaise influence sur ma qualité de vie au quotidien. Je tombais régulièrement malade, je dormais très mal à cause d’un trouble d’apnée du sommeil, j’avais des douleurs articulaires et dorsales et j’étais essoufflé et transpirant à la moindre activité. La transpiration était, subjectivement, le trouble qui me causait le plus de souffrance morale. Je me sentais sale en permanence, parce que je transpirais tout le temps à grosses gouttes, y compris l’hiver.

Les problèmes de santé conjugués à la faible estime de moi que j’avais à cause de mon physique m’ont poussé à m’isoler petit à petit. A limiter mes activités sociales. Et à m’enfermer dans des plaisirs éphémères, qui ne faisaient qu’ajouter des kilos aux kilos de trop: l’alcool, la nourriture.

En juin 2019, après une consultation médicale, mon généraliste m’a recommandé de consulter une diététicienne pour essayer d’améliorer ma qualité de vie en perdant un peu de poids. Il n’y avait de sa part aucun jugement, et aucune recommandation appuyée. Il m’a octroyé un bon pour six séances, justifiée par mon obésité et les problèmes de santé liés, et m’a proposé de prendre rendez-vous et de me faire mon propre avis.

Conscient de la souffrance qu’engendrait ce surpoids, j’ai décidé de suivre son conseil et j’ai pris rendez-vous. C’était fin juin 2019. J’y suis allé sans attente particulière, et sans vraiment y croire. En fait, je m’y suis rendu un peu malgré moi, parce que j’étais persuadé que c’était du temps perdu. Je ne me voyais pas faire un régime restrictif, je ne me sentais pas capable de modifier mes mauvaises habitudes alimentaires. Et pourtant, cette première séance a piqué ma curiosité au vif. La diététicienne ne m’a pas proposé un régime tel que j’en avais l’image. Pas de privation, pas d’interdiction formelle. Elle m’a simplement expliqué les principes d’une alimentation équilibrée, m’a proposé d’essayer de modifier petit à petit mes habitudes et de favoriser des aliments qui rassasient, en fractionnant mes repas.

Ce serait mentir que de dire que je me suis lancé corps et âme dès le départ dans cette opération. Les premières semaines, je me suis contenté de suivre son premier conseil: prendre un petit déjeuner composé de deux tartines de beurre de cacahuète et d’un yaourt protéiné, de composer le midi et le soir des assiettes comprenant pas trop de féculents, de beaucoup de légumes et de protéines (animales ou végétales) pour avoir une assiette équilibrée. Une collation le matin et l’après-midi, avec différentes options – j’ai choisi celle du yaourt protéiné.

Très vite, je me suis rendu compte que j’avais paradoxalement l’impression de manger plus, alors que je mangeais sur le plan énergétique nettement moins qu’avant. Le fractionnement des repas limitait les frustrations causées par la faim car je savais que je pourrais manger trois heures après le précédent repas. Et surtout, après moins d’un mois, j’ai constaté de premiers résultats sur la balance.

Je pense que c’est à ce moment-là qu’a vraiment eu lieu une réelle prise de conscience et une réelle envie de reprendre en main mon mode de vie de fond en comble. Ces premiers résultats, inattendus car je n’y croyais pas, m’ont donné une motivation extraordinaire. Ma curiosité était piquée au vif: en faisant quelques efforts finalement plus accessibles que je ne l’imaginais, j’arrivais à perdre du poids. Qu’en serait-il si je mettais vraiment en œuvre les recommandations de la diététicienne?

La deuxième étape de cette opération a été pour moi l’abandon du sucre ajouté pendant six mois. J’ai banni tous les produits qui en contenaient: chocolat, pâtisseries, viennoiseries, alcool… On m’avait conseillé de limiter ma consommation de tels produits. J’ai préféré arrêter complètement. Chacun fait bien entendu comme il l’entend, avec mon caractère, le tout ou rien fonctionne mieux et une fois la période de «manque» derrière moi, l’envie d’aliments très sucrés s’est rapidement effacée. Les résultats ont été rapides et fulgurants. J’ai commencé ma diète à fin juin 2019, et à fin mars 2020, je pesais environ 82 kilos, soit près de 45 kilos de moins en 9 mois. C’était rapide, peut-être trop d’ailleurs. J’ai eu de la chance, je n’ai pas eu de trop gros problèmes de peau distendue malgré la perte de poids massive et rapide. Certes, du fait de ce surpoids, mon ventre en a conservé des stigmates: vergetures et surplus de tissus adipeux. Je n’aurai sans doute jamais un ventre de magazine, mais peu m’en chaut: j’ai dépassé mon objectif de très loin (je visais 95 kilos à la base), et j’ai depuis stabilisé mon poids depuis près d’une année.

A côté de l’alimentation, j’ai bien entendu pratiqué du sport. Je me suis d’abord tourné vers le vélo, une activité qui me passionne. Je roulais plusieurs fois par semaine quelques dizaines de kilomètres, lors de session d’une heure, voire une heure et demi. Et puis j’ai commencé le fitness, sans aucune motivation à la base. Je me suis inscrit en étant persuadé que j’allais finir par payer un abonnement dans le vide. Et là, en quelques semaines, tous mes clichés sur la musculation ont été éliminés. Je me suis découvert une nouvelle passion, un nouveau loisir, un nouveau plaisir, celui de dépasser mes propres limites physiquement. Alors qu’auparavant, j’ai toujours considéré que le sport était une corvée et que je n’avais pas les prérequis physique pour progresser dans un tel domaine.

Mais le sport, contrairement à l’idée que je me faisais d’une perte de poids, n’a eu qu’un impact très marginal sur la balance. Le plus important, ça a été l’alimentation. Pendant longtemps, je pensais à tort que le sport était simplement une espèce de manière de pouvoir manger aussi déséquilibré qu’on le souhaite sans en subir les conséquences. Quelle naïveté. Le sport, c’est important, mais ça ne remplacera jamais ce qu’on met dans son assiette.

Durant ce cheminement personnel, je me suis beaucoup documenté sur l’alimentation, pour essayer de comprendre ce que je faisais et pouvoir opérer les bons choix. Je ne sais pas si mon expérience pourrait être répliquée par d’autres personnes. Je n’ai nullement la prétention de pouvoir fournir une méthode pour perdre du poids et ça n’en est pas mon intention. Chaque personne est différente, nos organismes, nos métabolismes ont aussi leur singularité, et ce qui a fonctionné pour une personne pourrait très bien ne pas s’avérer efficace pour une autre.

Je peux en revanche tirer les leçons de ce que cette expérience m’a appris. Le premier est un constat qui, je crois, interpelle notre société toute entière. Je n’étais pas, en tant que jeune adulte, capable de faire les bons choix alimentaires en connaissance de cause. Certes, j’ai entendu les grands principes de l’alimentation, mes parents m’ont éduqué, et j’ai été aussi soumis au matraquage de la prévention de santé publique («mangez cinq fruits et légumes par jour», «faites du sport», etc.). Mais je n’ai jamais appris à lire une étiquette sur un produit alimentaire. On ne m’a pas inculqué l’esprit critique face aux slogans de l’industrie alimentaire. On ne m’a pas informé du fonctionnement du corps humain sur le plan diététique. J’étais un ignorant, et je voyais la mention des calories sur une étiquette comme une information destinée uniquement aux adeptes des régimes Weight Watchers. Compter les calories? Quelle idée saugrenue que voilà, me disais-je alors.

Et pourtant. Avec le recul, je me rends compte à quel point une partie du problème se situait dans mon ignorance. Je ne dis pas qu’il faut compter chaque calorie, surtout lorsqu’on ne cherche pas à perdre du poids. Mais avoir une idée globale de ce qu’on mange, pouvoir évaluer nos besoins réels, en fonction de notre mode de vie, cela me semble être indispensable. Et pour cela, il faut avoir un minimum de connaissances. Pourquoi n’avons-nous pas quelques cours à ce sujet dès notre plus tendre enfance? C’est une véritable question.

Alors que l’obésité est considérée comme une maladie qui a de lourdes répercussions en termes de santé publique, on se contente surtout au niveau politique de mener des campagnes de prévention, sans vraiment débattre de questions plus profondes. Je ne crois pas à la contrainte, alors je préfère l’instruction. Je pense qu’en donnant aux enfants des clefs de lecture des enjeux alimentaires, on leur donne la capacité de faire des choix éclairés. Chacun est libre d’avoir l’alimentation qui lui plaît. Le plus important, à mes yeux, c’est que cela repose sur un choix conscient, et non sur des préjugés, des légendes urbaines, l’impression de faire juste alors qu’on est juste la marionnette d’une industrie qui a tout intérêt à écouler des produits transformés bien plus rentables.

Il y a aussi, sur le plan de notre société, une véritable réflexion à mener sur notre rapport à la nourriture. Aujourd’hui, chaque repas devrait nous apporter un plaisir gustatif, une explosion de sens. Pour beaucoup de gens, manger n’apparaît plus comme un moyen de subvenir à des besoins essentiels, mais comme une manière de se faire plaisir. A trop vouloir de plaisir alimentaire, on en oublie même la notion de plaisir. Parce que le plaisir, pour qu’il soit satisfaisant, pour qu’il soit réel, il doit être occasionnel. L’abondance ne crée jamais le plaisir, ou alors en façade.

L’alimentation est un sujet, comme d’autres, qui fait l’objet d’une forme d’ostracisation du débat public. Discuter de l’alimentation, c’est une affaire privée, c’est aux parents d’éduquer leurs enfants, la société n’a pas à s’en mêler. Cette manière de concevoir les choses fait à mon sens fi d’une réalité crue: l’alimentation est au cœur de la santé publique.

Pour avoir une vision de l’ampleur du phénomène, il suffit de consulter quelques chiffres, par exemple ceux de l’Office fédéral de la statistique: en 2017, 42% de la population suisse était en surpoids ou obèse. En 25 ans, la prévalence de l’obésité en Suisse a doublé, atteignant 11% en 2017 (12% chez les hommes et 10% chez les femmes), sans discrimination d’âge. Sans surprise, l’enquête de l’Office fédéral de la statistique sur la santé, réalisée tous les cinq ans, pointe notamment du doigt le niveau de formation comme un risque accru d’obésité. Il y a davantage d’obésité chez les personnes n’ayant pas une formation élevée. A titre d’exemple, l’OFS affirme qu’une femme dont le niveau d’étude ne dépasse pas l’école obligatoire à 3,5 fois plus de risque d’être obèse qu’une femme ayant achevé une formation tertiaire.

L’objectif de ce long article n’est pas de stigmatiser les personnes obèses, bien au contraire. Je sais que certaines personnes s’acceptent complètement telles qu’elles sont, et je les admire. J’en étais moi-même incapable. L’obésité ou le surpoids ne sont pas une tare, ce sont des faits de société. Chacun est libre de ses choix. Mais puisqu’en cette période de pandémie, la santé publique est un sujet récurrent, je crois qu’on ne peut pas faire l’économie de réflexions sur l’alimentation. Parce que c’est un sujet fondamental, et qu’il y a beaucoup à en dire, y compris sur le plan politique.

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