L’humaine condition est faite d’incertitudes permanentes. De dangers plus ou moins grands.
Pour appréhender ce réel anxiogène, l’être humain a rivalisé d’ingéniosité. Il a cherché à comprendre son environnement. A en expliquer les causes et les effets. A le rationaliser. Son outil de prédilection? Les mathématiques.
Tout au long de son évolution, l’humanité a perfectionné sa capacité à rationaliser chaque aspect de son existence. D’abord pour comprendre et ne pas se laisser surprendre. Puis pour contrôler le cours des événements.
En cela, l’avènement des technologies numériques est un tournant majeur dans l’histoire humaine. Cette course à la rationalisation a conduit l’être humain à s’appuyer sur des calculs mathématiques à chaque instant de sa vie pour minimiser les risques, réduire l’incertitude, bref, lutter contre le monde comme il va et sa part de mystères.
En économie, il existe une notion bien connue nommée «l’aversion au risque». En gros, c’est le comportement de l’individu exposé à l’incertitude, qui va tout faire pour réduire cette incertitude. Cela se traduit par une hésitation entre un gain inconnu et incertain face à un résultat prévisible mais dont les gains sont moindres.
L’aversion au risque est un phénomène qui se retrouve en réalité dans tous les aspects de la vie humaine. Et la promesse des technologies modernes, et notamment de la si populaire intelligence artificielle, est d’aider l’humain à mieux prédire les événements, à mieux contrôler son environnement.
En sacrifiant une bonne part de sa liberté et de sa vie privée, on lui fait miroiter les bienfaits d’une existence où le risque est sous contrôle. Partout, des capteurs sont disposés pour que des machines puissent analyser en temps réel le cours des choses et prédire des éventuels bouleversements.
Ces capteurs engrangent des milliards de milliards de données chaque jour dans le monde entier. Toutes ces informations sont analysées automatiquement par des ordinateurs toujours plus puissants. La puissance de calcul, théoriquement infinie dans sa progression, ne cesse de faciliter ces opérations que les êtres humains seuls ne pourraient réaliser.
Puisque le hasard est source de déconvenues, l’humain a choisi de ne rien laisser au hasard. Et la majorité de la population semble très bien s’en accommoder. La promesse d’un confort immédiat en l’échange d’une perte d’autonomie et de liberté semble plus efficace que le danger réel qu’un tel deal fait peser sur les droits humains.
En acceptant que les informations les plus intimes de son existence puissent être collectées et exploitées pour analyser son existence et prendre des décisions (souvent automatisées) lourdes de conséquence sur son quotidien, l’être humain a fait un choix: il préfère perdre sa capacité à se déterminer par lui-même en l’échange d’une sécurité et d’un confort relatifs plutôt que de rester autonome et responsable, quitte à faire face aux aléas de la vie.
Cette course à la rationalisation va continuer à mesure que les technologies vont se perfectionner. La situation actuelle a déjà de quoi inquiéter. L’avenir s’annonce pire encore, avec la fusion annoncée de l’humain et de la machine.
«Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux». Cette maxime bien connue de Benjamin Franklin semble d’autant plus pertinente à la lumière de ce qui précède.
Dans les faits, il est probable qu’à terme les mouvements libéraux deviennent des opposants à cette rationalisation de tous les instants. Au travers de calculs savants, d’automatisation et du big data, l’être humain cherche à se déresponsabiliser, à s’extraire de sa condition faite d’incertitudes. Cette tension entre le désir d’être libre et autonome tout en étant protégé du danger va conduire à un dilemme.
En luttant contre l’essence même de la vie, en voulant se prémunir à tout prix des aléas de sa condition chétive, l’être humain se combat lui-même. Lorsqu’il aura atteint son but et pourra à peu près prédire tous les événements grâce à de gigantesques réseaux de calculs, que son quotidien sera à la merci de décisions automatiques, d’analyses multiples qui détermineront ses faits et gestes les plus rationnels pour son «bien-être», qu’est-ce qui le différenciera de la machine, lui qui aura abandonné son libre arbitre? La réponse est simple: rien. L’humain sera devenu robot.