Ne laissons pas le coronavirus contaminer notre langage

Le débat contradictoire est nécessaire. La parole, comme la liberté, ne se donne pas: elle se prend.
Grégoire Barbey

L’épidémie de coronavirus qui s’est répandue dans le monde entier n’a pas seulement contaminé les corps: elle a infecté les esprits, la pensée et le langage. Quinze mois de pandémie ont poussé nos sociétés contemporaines dans leurs derniers retranchements. Le modèle de la démocratie occidentale, cet idéal de libertés individuelles, est bouleversé par des forces contradictoires. Il y a d’un côté la volonté de limiter les mesures coercitives, et de l’autre le besoin de contrôler les corps pour réduire les risques et empêcher la saturation des systèmes de soins. Et puis il y a l’urgence. Cette urgence qui commande de prendre des décisions dans la précipitation. De se passer des habituels processus décisionnels qui font intervenir les différents pans de la société. De ne pas donner aux parlementaires le temps de mener à bien leur raison d’être: débattre avant de voter des lois, faire s’entrechoquer les idées, porter haut la contradiction pour qu’aboutissent des compromis socialement et politiquement acceptables.

C’est une caractéristique propre à l’urgence: elle emporte tout sur son passage. L’heure n’est plus à la modération, et ainsi s’installe une dialectique nouvelle, celle de l’impératif, de l’absolue nécessité. Hélas! C’est le langage même qui devient le champ de bataille de la gestion de crise. Les oppositions sont priées de se faire discrètes. Un nouveau consensus émerge et s’impose à toutes et à tous. La voie est tracée, et toute velléité de questionner le chemin choisi est systématiquement considérée comme suspecte. Cachées derrière les masques chirurgicaux, les discussions étouffent, disparaissent. La nuance cède sa place à l’absolu, à la rhétorique implacable des mots savants. Le scepticisme devient la somme de toutes les peurs.

Les mots ont beaucoup évolué depuis le début de la pandémie. Leur usage s’est transformé, leur sens aussi. A «mesures coercitives», on préfère «mesures sanitaires». La finalité est la même: les corps sont contrôlés, entravés. Mais l’objectif diffère: il s’agit de protéger la santé de tous. C’est effectivement louable et il ne s’agit pas ici de douter de la nécessité d’appliquer des mesures pour freiner la propagation du coronavirus. Si l’on peut ergoter sur telle ou telle décision, il ne fait aucun doute qu’il fallait réagir. Il s’agit au contraire d’un appel à la mesure, y compris dans l’indispensable exercice de la prise de parole.

Parce que les tournures de phrases sont affutées, les mots sont pesés. Les éléments de langage des gouvernements deviennent la nouvelle référence. Lorsque le Conseil fédéral prend une décision, il «trace un chemin». Avec «beaucoup d’humilité», parce que la situation est incertaine. Mais cette humilité revendiquée ne s’applique pourtant pas dans la nuance. Lorsque des solutions technologiques sont évoquées pour desserrer l’étau des restrictions de libertés, elles ne sont jamais présentées comme des possibilités, mais comme les seuls moyens pour retrouver un semblant de normalité. L’acceptabilité des mesures, autrefois sur toutes les lèvres, n’est plus aujourd’hui à l’ordre du jour. Lorsque les gouvernements décident qu’il faudra s’astreindre à faire la démonstration de sa non-contagiosité au moyen d’un instrument numérique pour accéder à certaines activités, ils l’appellent «certificat vaccinal», alors qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’un «laisser-passer sanitaire».

Les mots ont toujours été le centre de l’attention lorsqu’il s’agit de définir l’ordre social. Parce que les mots, selon ceux qu’on utilise et la façon dont on les définit, conditionnent la pensée. Toutes les sociétés humaines ont expérimenté ce phénomène. Le consensus autour de la définition même du langage est primordial. Ce n’est guère étonnant que la pandémie influence l’usage de la langue.

L’importance de lutter pour des mots précis, des mots justes, des mots honnêtes ne se limite pas à la gestion de la crise: de notre rapport au langage dépendra en partie le fameux «monde d’après». L’espoir n’est plus dans un «un retour à la vie normale». Le passé appartient au passé, et la réalité qui prévalait avant 2020 n’est rien de plus qu’un chapitre de l’histoire humaine. Nous nous devons d’espérer dans l’avenir, pour que notre futur ne ressemble pas à ce présent fait de contraintes, de limitations de liberté, de contrôle des corps. Céder sur le langage même, c’est désespérer de tout, c’est abandonner l’idée même d’un avenir radieux, accepter que nous n’avons pas la possibilité d’influencer les décisions qui nous concernent.

Que les choses soient claires: l’indispensable discussion contradictoire ne justifie pas toutes les positions, et moins encore les plus farfelues. Il ne suffit pas de jeter l’opprobre sur les décisions, se fier à des gourous pour donner à la discussion ses lettres de noblesse. Il faut discuter avec précision, avec hauteur, et apporter la preuve de ce que l’on avance. La société du doute absolu n’a rien de plus enviable à la société de la certitude totalitaire. Comme en toutes choses, l’équilibre est la clé.

La crise sanitaire n’a jamais remplacé la politique. Au contraire, celle-ci est partout. Elle n’a jamais été aussi visible, parce que nos libertés n’ont jamais été aussi restreintes en période de paix depuis des décennies. Lorsque la politique affirme qu’il n’y a pas d’alternative, soyez sûr que cette affirmation même est politique, c’est-à-dire qu’elle est le fruit d’un choix, celui de croire qu’une seule solution est possible. Il n’y a pas d’absolu, et ceux qui vous disent le contraire ont absolument tort.

Nous nous devons de garder un esprit critique, acéré, lucide. Quand bien même la fatigue nous guette, la lassitude nous étreint, nous ne devons jamais perdre de vue ce pourquoi nous nous battons: la liberté et la justice sociale. Aussi effroyable que soit cette pandémie, elle ne doit pas nous faire oublier d’où nous venons, et quels périls nos aïeuls ont dû affronter pour que nous puissions connaître la jouissance des libertés individuelles et des droits qui les accompagnent. Il n’appartient qu’à nous de faire en sorte que l’expérience de la pandémie ne fasse pas de nous des individus moins libres et moins égaux que nous ne l’étions avant la crise.

Si le monde de demain vous fait peur, engagez-vous aujourd’hui pour qu’il n’advienne pas sous cette forme. Cultivez votre scepticisme. Posez des questions. Imposez le débat. La discussion est toujours féconde, et lorsqu’elle n’est pas possible, elle réapparaît souvent sous forme de violence. Notre devoir est de la chérir, de la protéger envers et contre tout. Parce que notre langage commun est notre bien le plus précieux, nous ne devons pas accepter qu’une crise, quelle qu’elle soit, puisse l’avilir. Le débat est indispensable en toutes circonstances, mais il ne s’impose pas de lui-même. La parole, comme la liberté, ne se donne pas: elle se prend.

La culture du débat contradictoire ne doit pas être sacrifiée par l’urgence. Tourner le dos au débat contradictoire, c’est le plus sûr chemin vers un retour de la violence. L’histoire ne manque pas d’exemples en la matière.

Notre responsabilité est d’empêcher que l’urgence sanitaire finisse par aseptiser notre vocabulaire. C’est pourquoi l’arme la plus précieuse en ces temps troublés n’est pas faite de métal et de poudre, mais d’encre et de papier. On appelle ça un dictionnaire.

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