La double nationalité fait souvent l’objet de débats en Suisse. Dernièrement, c’est l’Association suisse de football qui l’a remis sur le devant de la scène, en réaction à la «polémique» de l’aigle bicéphale mimée par des joueurs de l’équipe nationale lors du Mondial 2018. L’an dernier, c’était à la faveur de la désignation du remplaçant de Didier Burkhalter au Conseil fédéral que cette question a accaparé les discussions.
Cette obsession pour la binationalité trahit en vérité un questionnement plus large: qu’est-ce qu’être Suisse? Dans un pays multiculturel comme la Suisse, cette question ne va pas de soi. D’abord parce que ce pays est avant tout une confédération de cantons aux cultures et traditions diverses. Vingt-six cantons qui sont à leur manière autant d’Etats dans l’Etat confédéral. Ce n’est pas par hasard si les Suisses sont autant attachés au fédéralisme: chacun se sent appartenir à ce pays à sa manière, et souhaite que la Confédération s’immisce le moins possible sur des questions qui ne la concernent pas directement.
Dire de la Suisse qu’il s’agit d’un pays multiculturel pourra relever pour certains de la provocation. Il n’en est rien. Il n’y a pas besoin d’être un fin connaisseur de la Suisse pour réaliser à quel point, d’un bout à l’autre de ce petit pays de huit millions d’âmes, les cultures y sont diverses. Réunir autant de langues différentes et de cantons aux pratiques différentes – pour ne pas dire parfois divergentes – ne va pas de soi a priori. C’est ce qui fait de la Suisse un Etat si particulier. C’est, à vrai dire, un pays à part. Là où d’autres pays comme la France ont une idée assez précise de ce qu’est l’esprit de la nation, une réelle connaissance de leurs frontières – même si celles-ci ont évolué ces derniers siècles en fonction des guerres, notamment –, la Suisse est un pays qui a réuni ensemble de petits Etats qui ont chacun leur manière de se penser.
Les frontières de la Suisse telles qu’elles sont définies aujourd’hui sont encore assez récentes. Le canton du Jura a rejoint la Confédération en 1979. Dans ce canton-ci, on dit d’ailleurs «Gouvernement», là où à Genève, Vaud, Valais, Neuchâtel ou encore Fribourg, le terme consacré est «Conseil d’Etat» pour désigner l’exécutif cantonal. Genève et Neuchâtel sont en outre les deux seuls cantons à avoir adopté la laïcité. Dans certains cantons, des symboles chrétiens ornent encore les bâtiments officiels, à l’image du Valais.
Dans chaque canton, des reliquats de patois persistent dans la langue courante. C’est particulièrement visible en Suisse alémanique, où les dialectes sont nombreux. De par sa situation unique au monde – aucun Etat ne reconnaît officiellement quatre langues, dont trois sont des langues nationales, la Suisse n’est pas tout à fait une nation comme les autres. Cette configuration spécifique rend d’autant plus compréhensible l’attachement des Suisses à la démocratie semi-directe. La Suisse n’est pas une et indivisible, raison pour laquelle chaque citoyen est appelé à se prononcer sur des sujets d’importance nationale pour créer une adhésion à des décisions qui s’appliqueront à toutes et à tous.
Le Röstigraben – ce fameux fossé qui sépare la Suisse germanophone de la Suisse francophone lors de certaines votations – est la meilleure illustration de ces différences culturelles, desquelles découle un rapport à l’Etat totalement différent. Comment dès lors proposer une définition carrée de ce qu’est être Suisse?
Le concept de nation est relativement récent dans l’histoire. Pour créer une adhésion à l’idée de nation, il a fallu créer des mythes, ou «nationaliser» ceux qui existaient déjà, pour en faire des exemples de ce qu’est «l’esprit de la nation». A ce titre, la manière dont la Suisse a fait évoluer ses mythes et légendes dans l’histoire récente est particulièrement intéressante. C’est le cas par exemple du fameux «Pacte du Grütli», premiers balbutiements de la Suisse telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le mythe généralement perpétué dans l’opinion publique est que la Suisse est le fruit de volontés similaires de se réunir pour combattre la tyrannie de puissants seigneurs. C’est en partie le cas, mais la création de la Suisse ne s’est pas faite dans la bonne humeur pour autant.
L’histoire de la Suisse, et plus précisément de ses cantons, est jalonnée par les conflits. Les Vaudois n’ont-ils pas été longtemps sous le joug de Berne, avant d’être finalement libérés par les troupes françaises, les mêmes qui ont peu de temps après conquis Genève et aboli sa république, dont le canton fête chaque année la Restauration?
En vérité, il n’y a pas une seule Suisse. Il en existe autant qu’il y a de cantons. C’est pourquoi un parti comme l’UDC, qui est accroché à l’idée de nation et d’identité, cherche à redéfinir sans cesse les mythes de la Suisse, son histoire, ses racines, pour tenter de créer un concept unique de l’identité suisse. Il s’agit bien sûr d’une démarche vaine, mais celle-ci influence malgré tout nos perceptions. Ces débats, qui durent depuis des décennies, ont eu des conséquences sur la manière de penser la Suisse.
La question de la double nationalité n’est donc pas un hasard. Dans un pays où être Suisse n’est pas forcément vécu de la même manière d’un canton à l’autre, chacun y va de sa propre interprétation, conditionné par une histoire différente et un attachement particulier à certains éléments qui font que la Suisse est ce qu’elle est. Puisqu’être Suisse n’est pas facilement définissable, avoir deux passeports et témoigner de l’attachement pour sa patrie d’accueil comme pour son pays d’origine heurte les convictions de certains.
Ce n’est pas un hasard si chaque commune en Suisse a sa manière de faire en matière de procédure de naturalisation. Certains élus communaux estiment qu’être Suisse, c’est connaître la recette de la fondue et de la raclette, savoir le nom consacré de la lutte suisse, etc. D’autres s’attacheront à des critères différents. Mais il sera difficile pour tous de tomber d’accord sur une définition précise de ce qu’est être Suisse – ne dit-on pas d’ailleurs souvent que les Genevois ne sont pas Suisses mais Français? Dans un pays qui n’a pas de profil type de ce qu’est la «Suissitude», l’appartenance à une autre nationalité, aisément plus identifiable, peut être mal vécu. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un faux débat, car on peut très bien n’avoir que la nationalité suisse et conserver pour ses origines un attachement fort. De plus, renier sa nationalité n’est pas forcément possible en fonction des pays. Etre binational ne signifie pas un manque de loyauté à l’égard de la Suisse.
En définitive, la question de la double nationalité n’en est pas une. Au même titre que plus personne ne fait attention au permis d’établissement qui permet à un Suisse d’un certain canton de s’établir dans un autre – l’auteur de ces lignes est au bénéfice d’un permis puisque originaire de Fribourg, il ne devrait pas y avoir de questions à se poser concernant un Suisse, citoyen de ce pays, qui possède une autre nationalité. Il n’y a pas, dans la Constitution suisse, de distinction entre les Suisses et les naturalisés. Tous sont Suisses, que cela plaise ou non à celles et ceux qui, ayant de la peine à définir leur propre identité, cherche à graver dans le marbre celle des autres. Comme s’il fallait toujours être en mesure de poser des étiquettes sur les individus pour pouvoir vivre en parfaite harmonie. – (Grégoire Barbey)
Pour une analyse statistique de la double nationalité en Suisse, lire l’excellent billet du socialiste yverdonnois Pierre Dessemontet sur son blog du Temps.