La presse «neutre», une chimère à la peau dure

Les médias peuvent-ils cultiver une certaine neutralité? Dans les faits, c'est impossible. Explications.
Grégoire Barbey

La profonde crise économique traversée par la presse implique des bouleversements dans le quotidien des journalistes. Réduction des effectifs et des moyens, cahier des charges toujours plus dense, exigence de productivité accrue… Il va sans dire que la profession ne cesse de se précariser. C’est aussi une formidable période pour s’interroger sur le métier, réfléchir sur les codes et les mécanismes qui régissent les médias, et se départir de vieilles habitudes devenues anachroniques. C’est pourquoi de nombreuses initiatives médiatiques voient le jour.

Plusieurs d’entre-elles revendiquent le concept de neutralité. Mais la presse peut-elle réellement être neutre? Je ne le pense pas. L’idée d’une «presse neutre» s’est matérialisée avec la création, après-guerre, de journaux «généralistes», ayant pour objectif de s’adresser à public le plus large possible tout en traitant tous les sujets. Il s’agit d’un changement structurel fondamental dans le monde des médias. Auparavant, les journaux étaient avant tout le bras armé de la circulation des idées politiques. Il s’agissait de journaux d’opinions.

La création d’une presse généraliste répondait avant tout à une logique économique et commerciale. La publicité était appelée à devenir le principal revenu de la quasi-totalité des médias. Or donc, pour attirer les annonceurs et générer des bénéfices, il fallait s’adresser à un public le plus large possible. Etre lu par le plus grand nombre était la garantie d’obtenir une position de choix dans le marché. Mais pour atteindre cette exigence commerciale, il fallait bien sûr fabriquer une presse qui, si possible, ne devait pas être «clivante». Une ligne politique trop claire allait forcément n’attirer qu’un certain type de lecteurs..

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C’est ainsi que la presse s’est drapée d’une prétention «universaliste» (parce que généraliste), en tout cas neutre, si ce n’est «objective» En résumé, le journaliste devait avant tout relater des faits. Son avis, secondaire, fut relégué à des formats spécifiques (éditoriaux, chroniques, commentaires), ceci toujours dans le but de séparer l’information en tant que telle de l’opinion. Cette neutralité de circonstance a engendré ce que l’on appelle communément la presse «mainstream», c’est-à-dire une presse répondant à des codes spécifiques, conduisant inévitablement à une forme de conformisme.

Ce phénomène est largement observable et semble prendre des proportions plus importantes à mesure que la crise traversée par les médias gagne en intensité. Paradoxalement, une part importante de la presse semble développer un réflexe tendant à consolider cette uniformisation plutôt qu’à créer les conditions d’une singularisation assumée. Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, à quel point les mots employés par les médias dits «neutres» sont les mêmes.

Par exemple, la situation politique en France, avec l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, a fait émerger de nombreux néologismes. «Macronie» ou «dégagisme», pour ne citer que ces deux-là, ont envahi les pages des journaux, et les micros des télévisions et des radios. Cette tendance à l’uniformisation tend à éliminer de facto l’analyse. Ces mots sont-ils appropriés? Neutres?

Pourquoi les médias utilisent plus volontiers la formule «dégagisme» pour qualifier le résultat des élections législatives françaises que celle d’un «renouvellement»? Le terme «dégagisme» sous-entend que les électeurs ont sciemment voulu «dégager» ces anciens députés qui siégeaient au palais Bourbon depuis, pour certains, des décennies. Mais qu’en sait-on vraiment? Et si la majorité du corps électoral a tout simplement voulu donner à Emmanuel Macron une majorité absolue comme le prévoit la Ve République pour lui donner sa chance?

Le terme «égagisme» est un mot parmi tant d’autres. L’emploi de ces termes est éminemment politique. Le choix des mots par un journaliste n’a jamais rien d’anodin. Il s’agit d’un mécanisme inconscient, lequel en dit pourtant beaucoup. Lorsqu’une agence de presse, censée incarner la neutralité par excellence, dit d’une entreprise qui licencie son personnel qu’elle «coupe à la hache dans les effectifs», la formule ne se contente pas de décrire factuellement une situation. Elle lui donne une couleur, une odeur.

Les mots et les métaphores sont à mes yeux les révélateurs par excellence de l’impossibilité de fabriquer une presse neutre, objective. Mais les interprétations sont aussi une bonne manière de s’en convaincre. Par exemple, sur l’abstention lors d’élections ou de votations. Celle-ci est en général interprétée comme un signal forcément négatif pour la démocratie. Mais qu’en sait-on vraiment? On fait de l’abstention, dans les médias, un «acte politique» de contestation. Et si, pour l’essentiel des abstentionnistes, il s’agissait au contraire d’un acte de légitimation du système? Ou de désintérêt, sans aucune forme d’opposition ou d’adhésion?

Avouons que le phénomène de l’abstention est protéiforme et nécessite de s’interroger sur les nombreux facteurs qui peuvent influencer sur le taux d’abstentionnistes lors d’un rendez-vous électoral. Et si c’était en partie le temps? Lors du second tour des élections législatives, dimanche 18 juin, il faisait grand soleil. Combien d’électeurs ont profité de cette météo pour partir? Combien, au contraire, ont préféré ne pas se rendre aux urnes avec pareille chaleur? Et pourquoi ne s’interroge-t-on pas sur l’introduction du vote par correspondance en France? A Genève, par exemple, les électeurs votent essentiellement par ce biais. En général, le dépouillement des urnes ne représente qu’une infime par des votes (5% à 10%).
Les questions ne manquent pas. On voit donc combien il est difficile de parler de l’abstention et de la résumer en quelques mots sans se heurter à la limite de l’exercice de la neutralité. Les journalistes ne sont pas des scientifiques, et ils relisent rarement leur papier en faisant une analyse circonstanciée de chaque mot utilisé.

Et si les journalistes devaient tout simplement s’émanciper de cette logique de «neutralité» pour assumer davantage la singularité de leurs points de vue, de leurs analyses? Moins recourir aux experts et prendre sur eux pour donner aux gens des pistes de réflexion? Cela n’implique pas d’orienter nécessairement le lecteur, si on lui dit clairement d’où l’on vient et ce que l’on pense. Libre à lui, après, de se faire son propre avis. Quitte à lire différentes sources d’information!

Les éditeurs lâchent petit à petit tous les journaux qui n’ont pas de perspective de rentabilité suffisante. La publicité n’est plus l’avenir économique du journalisme. Il serait peut-être temps pour les journalistes de se libérer des exigences d’une presse avant tout commerciale, bien loin de l’idéal journalistique, qui est avant tout d’informer les gens, de participer à l’élévation de la société par l’analyse des mécanismes qui régissent nos sociétés, mettre le doigt sur des problèmes d’envergure.

A mes yeux, la presse neutre n’a jamais existé et elle n’existera jamais.

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2 réponses sur “La presse «neutre», une chimère à la peau dure”

  1. Le discours d’adieu de John Swaiton, éditeur du New York Times, est suffisamment explicite sur le métier de journaliste, et le moins que l’on puisse dire est que cet homme sait d’oC9 il parle…
    le voici:
     » La presse libre n’existe pas. Vous, chers amis, le savez bien, moi je le sais aussi.
    Aucun de vous n’oserait donner son avis personnel ouvertement.
    Nous sommes les pantins qui sautent et qui dansent quand ils tirent sur les fils. Notre savoir faire, nos capacités et notre vie même leur appartiennent. Nous sommes les outils et les laquais des puissances financières derrière nous.
    Nous ne sommes rien d’autre que des intellectuels prostitués « 

    1. Ce débat ne date sans doute pas d’hier. Balzac, qui était journaliste et imprimeur, ne disait-il pas déjà: ‘Les journaux sont les lupanars de la pensée’? Dans son roman ‘Illusions perdues’ qui, avec ‘La Peau de chagrin’ et ‘Splendeur et misère des courtisanes’ forme en tryptique le pilier central de la Comédie humaine, son anti-héros, Lucien de Rubempré, venu de la province à Paris pour y conquérir fortune et gloire dans les bataillons de la presse, découvre vite compte que, chien!, elle est bien gardée, l’information. Il doit se rendre à l’évidence: faire de l’info sans faire le tapin est mission quasi impossible.
      Le banquier Taillefer, personnage mémorable de ‘La Peau de chagrin’, lui ouvre les yeux: dans la presse, sans doute encore plus qu’ailleurs, le nerf de la guerre est l’argent. Tout débutant dans ce métier, Rubempré en puissance, l’apprend bien vite à ses dépens. Seuls y survivent les plus cyniques ou les plus prompts à se faire ce que John Swaiton appelle les laquais et les marionettes des puissances financières. L’ancien éditeur du ‘New York Times’ rend ainsi la trilogie balzacienne, dont le thème principal est la presse, plus actuelle que jamais. Mais qui se donne encore la peine de la lire?

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