Pierre Maudet pourrait bien réussir son pari

Le ministre démissionnaire a déjoué tous les pronostics lors du premier tour de l'élection partielle au Conseil d'Etat. Surclassant d'assez loin le candidat de son ancien parti dont il a été exclu l'an dernier.
Grégoire Barbey

La Genève politique est sidérée. Candidat à sa propre succession, le ministre démissionnaire Pierre Maudet est arrivé en deuxième position, totalisant environ 23% des voix, soit 29’275 suffrages, derrière la candidate verte Fabienne Fischer (environ 30% des voix, 38’626 suffrages), mais loin devant le candidat libéral-radical Cyril Aellen qui dépasse de peu les 20’000 voix (environ 15% des votes exprimés). Malgré sa condamnation en première instance fin février pour acceptation d’un avantage, malgré les mensonges répétés et confessés, malgré l’exclusion de son propre parti, malgré le retrait par ses pairs de ses prérogatives de conseiller d’Etat, malgré les prophéties des médias quant à la fin prochaine de sa carrière politique, Pierre Maudet a déjoué les pronostics.

L’agence télégraphique suisse écrivait pourtant le 22 février dans une dépêche concernant l’issue du procès du conseiller d’Etat: «Cette condamnation risque de porter un coup fatal à la carrière politique de Pierre Maudet». Seul un collègue de gouvernement du ministre, cité anonymement par le média Heidi.News, créditait l’intéressé d’environ 20% des voix au premier tour. Beaucoup d’observateurs voyaient dans les innombrables rebondissements de l’affaire Maudet un gage de décrédibilisation quant à sa capacité à occuper des fonctions électives. Les électrices et les électeurs ne pouvaient dès lors que se détourner de l’ancien prodige de la politique. Ou pas.

Force est de constater qu’en ces périodes troublées, les analyses politiques traditionnelles peinent à anticiper les résultats et des élections, et des votations. Tout semble indiquer que les mécanismes qui étaient autrefois à l’œuvre dans la formation des opinions, et dans la façon de se représenter le monde, ont profondément évolué. La situation de crise sanitaire ne fait qu’accroître ces bouleversements. Pierre Maudet ne s’y est pas trompé. Il a axé toute sa campagne, extrêmement active, sur des thèmes porteurs. En particulier la souffrance engendrée par les restrictions économiques induites par la pandémie. Autrefois héraut des élites, Pierre Maudet s’est présenté dans l’habit de l’homme du peuple, soucieux d’écouter celles et ceux qui souffrent, et de leur proposer des solutions.

C’est une tactique habile. Un pari cynique sur l’éclatement de l’électorat après une année de pandémie. La colère gronde. Et Pierre Maudet, qui endosse depuis plusieurs mois le rôle du vilain petit canard, sans cesse humilié par ses collègues, a pu faire oublier l’espace d’un instant qu’il exerce le pouvoir depuis de nombreuses années et qu’il faut lui donner quittance du bilan du Conseil d’Etat, dont il est membre depuis 2012. Autrefois fer de lance de la politique de la majorité, Pierre Maudet est entré dans l’opposition quasi-systématique, quitte à fouler aux pieds la collégialité, principe cardinal des institutions qu’il a toujours affirmé défendre et respecter.

Face à un Pierre Maudet prêt à tout pour reconquérir le pouvoir, pour se racheter une virginité électorale et effacer l’ardoise de ses erreurs passées, les candidats à sa succession ont mené une bataille timide. Comme tétanisés face à l’assurance d’un homme pourtant pointé du doigt par toute l’intelligentsia locale, les adversaires de Pierre Maudet ne sont jamais entrés en confrontation directe avec lui. Du pain béni pour l’intéressé, qui a pu dérouler ses diagnostics et prescriptions pour guérir cette société malade du coronavirus. Pierre Maudet a par ailleurs habilement utilisé la couverture médiatique de son procès pour jouer les victimes d’une société qui sacrifie ostensiblement l’un de ses plus brillants ministres pour éviter de reconnaître que les torts qui lui sont reprochés seraient largement pratiqués dans la sphère politique. C’était du moins son discours, puisqu’il n’a eu de cesse de dire, plus ou moins ouvertement, qu’il fallait faire la transparence partout parce que les choses n’étaient pas plus reluisantes ailleurs.

Jusqu’ici, Pierre Maudet réussit son pari. Son parti ressort profondément affaibli par ce premier tour, et ne devrait probablement pas présenter de candidat pour le second tour qui aura lieu le dimanche 28 mars. La verte Fabienne Fischer a fait un score en-deçà des attentes, et bien que les éléments de langage des partis de gauche consistaient à exulter de joie face à ce très bon score, les observatrices et observateurs les plus attentifs ne peuvent pas s’y tromper: la candidate écologiste n’a pas fait le plein de voix à gauche. Son profil, peu connu à l’origine, ne semble pas convaincre largement. Son discours n’est pas non plus très original, et elle semble se contenter d’un programme assez convenu, n’abordant d’ailleurs que trop peu les thèmes mis en lumière par la crise sanitaire. Pierre Maudet est donc un adversaire sérieux, et en l’absence d’une large coalition visant à le faire échouer, autour d’une candidature unique, il n’est pas impossible que le ministre démissionnaire déjoue à nouveau les pronostics.

Si Fabienne Fischer ne convainc pas totalement son propre électorat, pourtant habitué à voter d’une même voix, quid des électrices et des électeurs de droite? Voter pour elle, c’est donner à la gauche une majorité au gouvernement cantonal. En pleine crise économique, c’est prendre le risque de favoriser des solutions qui privilégient une hausse de la fiscalité, par exemple, pour combler les déficits publics. Voter pour une éventuelle candidature alibi au second tour – on pense à l’UDC Yves Nidegger –, cela revient à privilégier Fabienne Fischer de toute façon. Pierre Maudet doit jubiler: il représente, malgré ce que veulent bien en dire ses adversaires, la seule candidature de droite valable. Si les électrices et les électeurs de droite préfèrent le statu quo, ils se rabattront sans doute sur le ministre démissionnaire, quitte à prolonger la crise institutionnelle pour deux années supplémentaires.

Les Genevoises et les Genevois sont face à un jeu de dupes, et quelle que soit leur décision le dimanche 28 mars, une bonne partie du corps électoral devra se résoudre à avaler des couleuvres. Parce qu’en plus de représenter la seule option crédible pour empêcher la gauche de récupérer la majorité gouvernementale, Pierre Maudet a développé une rhétorique populiste qui le place en parangon de la justice sociale et des petites gens contre un gouvernement qu’il prétend sourd aux malheurs d’une population écrasée par les restrictions sanitaires. En cumulant les voix des mécontents et de celles et ceux qui se refusent à donner à la gauche une majorité au Conseil d’Etat, Pierre Maudet a bel et bien des chances d’être réélu dans trois semaines.

Diviser pour mieux régner. Un vieux dicton, qui pourtant ne se dément pas. Pierre Maudet pourrait être amené à régner encore un peu. Sur des cendres. Les cendres d’une droite dont il a longtemps été la locomotive électorale, et dont il est aujourd’hui le fossoyeur. Mais régner sur des cendres, pour qui veut régner, c’est régner quand même. Quoi qu’il advienne du destin de Pierre Maudet, la classe politique genevoise mettra du temps à guérir ses plaies. Le ministre démissionnaire est de toute façon assuré de continuer à tirer la couverture médiatique à lui ces prochains jours: le Conseil d’Etat devrait normalement communiquer mercredi sur le rapport de l’ancien juge Jean Fonjallaz concernant la gestion managériale du Département du développement économique dont un premier audit alarmant avait valu à Pierre Maudet d’être provisoirement privé de sa direction. Quoi qu’il ressorte de ce rapport, l’intéressé saura sans doute l’interpréter en sa faveur.

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