Le mythe de l’endettement public vertueux

A en croire les candidats à l'élection complémentaire au Conseil d'Etat genevois, il y aurait un endettement par définition positif, celui des investissements, et un endettement négatif, celui lié aux dépenses de fonctionnement. Mais qu'en est-il vraiment? Réponse avec la conseillère d'Etat en charge des Finances genevoises Nathalie Fontanet.
Grégoire Barbey

L’endettement public est un thème qui suscite les passions. Particulièrement en période de crise. L’augmentation des dépenses consécutive à la crise sanitaire génère des inquiétudes légitimes: le Canton de Genève, déjà fortement endetté, a-t-il vraiment les moyens d’alourdir encore le fardeau des générations futures qui devront rembourser cet argent?

La campagne pour l’élection complémentaire au Conseil d’Etat n’a pas manqué de thématiser l’endettement public. Et à en croire les candidats, notamment l’écologiste Fabienne Fischer et le conseiller d’Etat démissionnaire Pierre Maudet, il y aurait une dette «acceptable» et une «mauvaise» dette. Cette distinction est régulièrement faite par les politiciens qui défendent volontiers l’endettement public si c’est en faveur d’investissements, tout en vouant aux Gémonies toute dette créée par des dépenses de fonctionnement. Mais peut-on aussi facilement séparer l’un et l’autre?

Pour y voir plus clair, L’Affranchi a sollicité la conseillère d’Etat genevoise en charge des Finances, la libérale-radicale Nathalie Fontanet. Rappelons d’abord que la dette financière de l’Etat de Genève s’élevait à fin 2020 à 12,8 milliards de francs. «Elle s’explique en grande partie par des déficits de fonctionnement très importants pendant les années 1990, puisqu’elle est passée de 4 milliards de francs à 10 milliards de francs entre 1990 et 1998», précise la ministre. Au cours de la même période, le niveau des investissements est resté bas.

Après une légère baisse au début des années 2000, la dette financière s’est à nouveau envolée pour atteindre 13 milliards de francs en 2006. La cause de cette flambée est le sauvetage de la Banque cantonale genevoise (BCGe) pour 2,3 milliards de francs. La dette s’est par la suite à nouveau réduite, mais elle a recommencé à augmenter à partir de 2010. La croissance de l’endettement est d’abord due à la recapitalisation de la Caisse des enseignants et de l’administration centrale (CIA) pour environ 700 millions de francs, ainsi qu’à une augmentation des investissements qui se maintiennent depuis lors à un niveau élevé. En 2014, la dette a atteint un pic à 13,4 milliards de francs, avant de redescendre et de se stabiliser légèrement en-dessous des 12 milliards de francs. A fin 2020, elle est remontée à 12,8 milliards en raison du remboursement pour 1,1 milliard de francs du prêt de la Caisse de pension de l’Etat de Genève (CPEG).

«S’il est vrai que la dette de l’Etat de Genève a principalement pour origine des insuffisances de financement du fonctionnement dans les années 1990, il convient également de relever que le canton a, depuis le milieu des années 2010, des dépenses d’investissement par habitant sensiblement plus fortes que d’autres cantons», analyse Nathalie Fontanet. «On peut donc dire que la dette financière de l’Etat tient à la fois aux dépenses de fonctionnement et d’investissement.»

Est-il possible de distinguer la dette de fonctionnement de la dette d’investissement? «Ce n’est pas aisé», dixit la conseillère d’Etat. «En principe, on constate une augmentation de la dette sur un exercice lorsque la somme des revenus monétaires – principalement les impôts – est inférieure à la somme des charges de fonctionnement monétaires – c’est-à-dire les charges hors amortissements et hors provisions – et des dépenses d’investissement.» L’augmentation de la dette peut donc être attribuée à trois facteurs: des revenus inférieurs aux prévisions, une augmentation des charges de fonctionnement monétaires, ou une augmentation des dépenses d’investissement. «Le plus souvent, l’augmentation est le résultat d’une combinaison de ces différents facteurs», précise la conseillère d’Etat.

Comment juge-t-on de la soutenabilité de la dette? «Trois critères sont importants: le taux d’intérêt moyen, l’échéance des emprunts et l’accès au marché. Si le taux d’intérêt est, sur la durée, inférieur à la progression des revenus, qu’une échéance moyenne lointaine des emprunts nous protège du risque d’augmentation des taux d’intérêts, et que des liquidités sont disponibles en suffisance sur le marché pour renouveler les emprunts, alors cela signifie que la gestion de la dette est bonne», explique Nathalie Fontanet. Et d’ajouter: «C’est le cas à Genève aujourd’hui, puisque le taux moyen de la dette est de 1,21% à fin 2020 et que l’Etat a pu conclure ces dernières années des emprunts à très longue échéance».

Mais les investissements sont-ils forcément «vertueux» par essence? Nathalie Fontanet répond: «Il faut rappeler qu’un investissement se définit comme une dépense qui crée du patrimoine administratif, soit généralement des infrastructures, des bâtiments, des travaux de génie civil, etc. Il s’agit donc de biens qui ont une durée de vie relativement longue. Pour déterminer que la dette qui a servi à financer ses investissements est une «bonne» dette, il faut s’assurer que le coût de l’investissement est proportionnel à l’utilité qu’en retire la population en termes de bien-être, d’amélioration de ses conditions de vie ou de perspectives futures. A ce titre, on peut constater que globalement l’Etat de Genève possède des infrastructures de qualité (transports, hôpitaux, formation, etc.)».

Et concernant la dette créée par des dépenses de fonctionnement, est-elle forcément néfaste? «Une dépense de fonctionnement ne crée aucun patrimoine pour l’Etat», continue la ministre. «On devrait toutefois pouvoir aussi considérer que, par exemple, le niveau de formation de la population du canton est aussi un patrimoine qu’il s’agit d’améliorer. Dès lors, une dette qui permet, momentanément, de maintenir des prestations de qualité à la population, ou de sauver des emplois, par exemple suite à une crise comme celle du covid-19, n’est pas nécessairement une «mauvaise dette».»

On le voit, les jugements de valeur concernant le bienfondé de l’endettement public ne sont pas binaires: de nombreux facteurs entrent en ligne de compte. Est-ce que l’Etat peut augmenter sa dette, notamment pour financer la transition écologique, comme le préconisent Pierre Maudet et Fabienne Fischer dans le cadre de leur programme électoral? «Il ne faut pas oublier que les investissements ont des effets induits sur les charges de fonctionnement au travers des amortissements, mais aussi des charges de personnel nécessaires à la mise en œuvre des infrastructures», conclut la ministre des Finances. «Une augmentation des investissements peut donc engendrer rapidement des déficits de fonctionnement non maîtrisés, ce que la loi ne nous permet pas. Pour ma part, je souhaite stabiliser la dette et que les investissements puissent être financés sur la durée en dégageant des excédents de revenus du compte de fonctionnement».

Proposer d’augmenter la dette pour financer des investissements écologiques n’exclut donc pas une hausse des charges de fonctionnement, qui pourraient aussi conduire l’Etat à s’endetter pour financer ces dépenses en cas de revenus inférieurs aux prévisions, par exemple. La dette publique ne se divise pas entre le bien et le mal. Comme pour tout, il faut peser les effets bénéfiques et négatifs à long terme. Il ne suffit pas de déclarer qu’il faut dépenser des milliards en faveur de l’écologie pour que la dette devienne soudainement vertueuse. Il n’y a pas d’argent magique. Mais il est sans doute plus facile en campagne électorale de promettre monts et merveilles à toutes celles et ceux dont les finances publiques ne sont pas le domaine de prédilection. De la démagogie électorale, donc.

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