Genève n’a pas fini d’entendre parler de Pierre Maudet

Le ministre candidat à sa propre succession a déjà réussi son pari. Analyse des enjeux du scrutin du 28 mars, et de l'avenir politique d'un homme qui va encore influencer durablement la politique locale.
Grégoire Barbey

Le conseiller d’Etat démissionnaire Pierre Maudet doit jubiler. Son score au premier tour a fait l’effet d’un séisme dans la Genève politique. Dans les sphères d’influence genevoises, on espérait fort que cette élection permettrait de tourner la page sur une affaire qui a lourdement pesé sur le climat politique local ces dernières années. Isolé, sans appareil de parti pour assurer la logistique de sa campagne électorale et réduit au rôle de conseiller d’Etat sans politique publique, le destin électoral de Pierre Maudet semblait cousu de fil blanc.

Oui mais voilà. Il ne s’agit pas de n’importe quelle personnalité politique. C’est de Pierre Maudet dont il est question, et l’homme ne se laisse pas facilement abattre. En plus d’avoir la peau dure, l’élu a aussi une chance insolente: bien que ses concurrents disposaient eux de l’appui de partis installés, la situation sanitaire a limité la capacité de ces structures à faire une campagne ordinaire. Plus que jamais, c’est la communication qui règne en maître dans le contexte électoral actuel. Et sur ce point, Pierre Maudet a des capacités hors du commun.

Face à des adversaires qui n’ont pas véritablement pris la mesure de la souffrance causée par le coronavirus, Pierre Maudet a pu se profiler sur ce créneau et occuper seul le terrain des solutions pour venir en aide aux martyrs économiques de la crise sanitaire. Le réseau de Pierre Maudet dans l’économie est évidemment conséquent. Malgré les restrictions sanitaires, qui ont paralysé l’imagination des autres candidats en termes d’événements politiques, Pierre Maudet a mis sur pied sa petite permanence pour les acteurs de l’économie locale qui souffrent de la crise. D’abord moquée, l’idée du ministre démissionnaire a fait la démonstration de sa redoutable efficacité.

Alors que les autorités donnent le sentiment de ne pas être à l’écoute des victimes collatérales de la pandémie, Pierre Maudet a prêté l’oreille. Il avait beau jeu de le faire, diront certains, puisqu’il n’a plus la charge d’un département. Et c’est vrai. Mais qu’importe. Il l’a fait, et c’est ce que retiennent beaucoup d’électrices et d’électeurs qui voient dans cette démarche une forme de reconnaissance de leurs difficultés Et un moyen de faire remonter leurs inquiétudes.

Les principaux candidats du premier tour à l’élection complémentaire étaient sûrement convaincus que Pierre Maudet ne représentait pas une menace sérieuse compte tenu des déboires judiciaires qui l’accablaient. Et c’est aussi sur ce point que Pierre Maudet a marqué sa différence. Il n’a jamais cessé d’y croire. Fort des enseignements de l’histoire des grandes figures politiques, le ministre démissionnaire n’ignore pas que la destinée se provoque. Et plus qu’ailleurs, la vérité en politique appartient à celui qui l’énonce. Pierre Maudet n’a eu de cesse de répéter la sienne. Bien sûr, il a un rapport à la réalité qui surprend. Mais c’est avant tout une guerre de communication.

La publication du rapport de l’ancien juge Jean Fonjallaz concernant la gestion de son ancien département en est la preuve. Au moment où le Conseil d’Etat présentait les conclusions du document, Pierre Maudet publiait sur les réseaux sociaux son interprétation toute personnelle des faits qui lui sont reprochés. Des fonctionnaires ont été méchamment bousculés par ses méthodes managériales? Le canton vivait alors une situation de crise sans précédent, et il fallait agir vite. En résumé: des agents de l’Etat ont été sous pression, Pierre Maudet en est désolé, mais la situation l’imposait. Et dans la tête de beaucoup de gens, le fonctionnaire moyen n’en fait de toute façon jamais assez. Alors recevoir des courriels de réprimandes à quatre heures du matin, c’est peut-être un moindre mal pour améliorer l’efficience de l’administration.

Et puis, le rapport laisse entendre qu’en privant Pierre Maudet d’un département de plus de 3500 collaborateurs et en lui laissant la charge de moins de quarante personnes, le Conseil d’Etat a lui-même planté les germes de cette crise sans précédent. Il n’en faut pas davantage à Pierre Maudet pour se présenter comme un moteur de char d’assaut qu’on aurait installé dans une Twingo à l’antenne de Léman Bleu, dans une interview toute complaisante menée par Pascal Décaillet. L’interprétation de Pierre Maudet est donc simple: le ministre a certes poussé à bout quelques collaboratrices et collaborateurs, mais c’était pour venir en aide aux Genevoises et aux Genevois touchés par la crise. A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Des gens trouvent ça choquant? Qu’importe, d’autres verront d’un bon œil que des gens dont l’emploi est garanti malgré la crise soient un peu secoués pour délivrer les prestations.

En plus, les éléments choquants de la première analyse évoquée en octobre ont disparu du rapport Fonjallaz: les allusions à des risques de suicide, ou à des menaces de comportements agressifs n’ont pas été évoqués par les collaboratrices et collaborateurs auditionnés par l’ancien juge fédéral. L’explication est pourtant simple: les conditions de ce deuxième audit ne sont pas les mêmes. Entre temps, Pierre Maudet a déposé des plaintes contre inconnu, ce qui a pu refroidir les personnes concernées qui craignent des suites judiciaires. Au fond, c’est leur parole contre la sienne… Et puis, avec la reprise du Département du développement économique par Nathalie Fontanet, dont l’empathie à l’égard de son personnel fait l’objet de louanges au sein de l’administration, a sans doute contribué à atténuer les tensions.

Toutes ces explications montrent que la réalité comporte beaucoup de nuances. Mais Pierre Maudet ne s’embarrasse pas de nuances. En communication, la complexité ne fait pas recette. Il aurait tort de ne pas présenter sa situation sous un jour qui le disculpe, quand bien même la lecture de ce rapport révèle quelques comportements surprenants…

Le premier tour a considérablement modifié les rapports de force qui prévalaient jusqu’ici. Pierre Maudet était alors honni par les milieux officiels. Sa condamnation pour acceptation d’un avantage devait parachever ce désamour. Tout soutien public était le fait de personnalités isolées, peu connues, ou faisant la démonstration d’un dévouement qui confine au fanatisme. De l’extérieur, Pierre Maudet semblait le gourou d’une secte d’ahuris, sans doute quelques centaines mais pas plus. Et pourtant, près de 30’000 électrices et électeurs ont cru en son projet, ou ont marqué leur colère face aux politiques menées actuellement. Pierre Maudet, l’homme du sérail, en poste depuis près d’une décennie au gouvernement cantonal, a réussi à se présenter comme l’antidote à un Conseil d’Etat paralysé, travaillant en silos…

Ce n’est donc pas une surprise si des organisations commencent à le soutenir. D’abord à demi-mots, comme la Fédération des entreprises romandes qui a, à l’unanimité de son comité, laissé à ses membres la liberté de vote. Et puis désormais ouvertement, à l’image de la Chambre de commerce et d’industrie qui a appelé à «voter utile» pour barrer la route à la gauche. La question de cette élection partielle semblait d’abord morale: voter pour n’importe qui sauf Pierre Maudet, parce qu’il a dévoyé par son comportement les valeurs qu’il prétendait défendre. Au premier tour, cette logique prévalait largement. Ce n’est plus le cas. Certes, certains représentants politiques continuent de thématiser la question des valeurs, pour limiter les ralliements à Pierre Maudet. Mais la réalité, c’est que Pierre Maudet est le seul candidat de droite à pouvoir empêcher l’élection de l’écologiste Fabienne Fischer, ce qui donnerait à la gauche la majorité au sein du gouvernement. La candidature alibi de la présidente du Parti démocrate-chrétien Delphine Bachmann ne trompe personne: elle ne sert qu’à donner aux électrices et électeurs de droite la possibilité, s’ils refusent de donner leur voix à quelqu’un qui a menti, de pouvoir voter pour une personnalité qui défend un programme de droite.

La crise actuelle fait craindre de potentielles hausses d’impôts dans les années à venir. Et même si la majorité du Grand Conseil ne le permettrait pas actuellement, une majorité de gauche au gouvernement peut être synonyme de projets politiques plus favorables aux dépenses publiques. Par ailleurs, Fabienne Fischer a fait état dans le journal Le Courrier de son désir, si ça ne tenait qu’à elle, de gérer un département articulé autour de l’économie et de l’emploi, parce qu’elle y voit là un élément important des politiques publiques à mener dans le cadre de la transformation écologique.

Cette déclaration peut sembler anodine. Elle a pourtant fait l’effet d’une bombe à droite. Pierre Maudet est acquis aux intérêts de l’économie. Ce n’est pas le cas d’une représentante écologiste. Actuellement, Nathalie Fontanet fait très bonne impression à la tête de cette politique publique. L’élection de Fabienne Fischer pourrait mettre fin à cette situation. Une crainte qui poussera probablement beaucoup de gens à voter Pierre Maudet.

Ses chances de succès le 28 mars sont grandes. Les étoiles semblent s’aligner. Quoi qu’il arrive dans moins de trois semaines, le chapitre Pierre Maudet ne se terminera pas à cette occasion. Le livre de la politique genevoise va devoir compter avec lui encore un moment. Son influence demeure grande. Son ancien parti semble bien plus partagé que ne le laisse entendre sa direction, cette dernière étant convaincue que dans l’intérêt du parti, la page doit être définitivement tournée. Si Pierre Maudet échoue à conserver son siège au gouvernement à la fin du mois, il faut faire le deuil de l’idée qu’il sera définitivement écarté du jeu politique genevois. Sa présence à l’élection générale de 2023 est quasiment assurée. En trois ans d’une affaire sans précédent dans le paysage médiatique genevois, Pierre Maudet a tenu bon. Face à la démonstration de sa force électorale, seul, dans des circonstances défavorables, le ministre démissionnaire a toutes les raisons de ne pas abandonner.

Les rapports de force qui prévalaient jusqu’ici à Genève vont être remodelés ces prochains mois. L’émergence d’un parti acquis à Pierre Maudet n’est pas à exclure. Avec sa nouvelle posture proche de celle du président français Emmanuel Macron, qui consiste à rallier et des idées de gauche et des idées de droite, ce qui peut en plus correspondre à son héritage politique issu du radicalisme, Pierre Maudet pourrait ratisser sur les terres d’un Mouvement citoyen genevois exsangue.

L’élection du 28 mars est une étape importante. Mais qu’il gagne ou qu’il perde ce scrutin, Pierre Maudet a déjà réussi son pari. Il n’est pas prêt de disparaître du devant de la scène, et il pourrait même revenir plus fort que jamais, fort d’un soutien populaire plus important qu’attendu. Genève n’a pas fini d’entendre parler de lui.

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