La bien-pensance, ce mot qui interdit de penser

La présidente de la Commission fédérale contre le racisme Martine Brunschwig Graf estime qu'il faut faire usage de la liberté de pensée pour dépasser les invectives.

La bien-pensance! Voilà le nouveau mot à la mode. On use et on abuse de ce mot. Essentiellement pour dénoncer la censure, les supposées atteintes à la liberté d’expression, et attaquer celles et ceux qui s’efforcent de rappeler que les droits fondamentaux ne se limitent pas à la liberté d’opinion mais qu’ils stipulent aussi le droit au respect de la dignité humaine, celui de la protection de la personnalité, le droit aussi d’être protégé contre toute forme de discrimination.

Les droits fondamentaux – garantis en Suisse par la Constitution fédérale – ne sont pas des droits à la carte. Ils peuvent parfois être confrontés à des limites, celle qui assure leur coexistence. C’est là qu’intervient le sens de l’éthique, et parfois, en dernier recours, les tribunaux.

Comment ne pas être inquiet de voir qu’au Brésil, un candidat à la présidence de la République puisse revendiquer ouvertement le fait d’être homophobe, misogyne et raciste. Et cela ne date pas de la campagne électorale actuelle; cela ne sort pas non plus de l’imagination de ses adversaires. Ses opinions ne datent pas d’aujourd’hui ainsi que le démontre un article du Monde qui date de 2014.

S’engager pour la sécurité de ses concitoyens est un objectif fort honorable. Le candidat à la présidence brésilienne en fait son objectif principal. Cet objectif estimable justifie-t-il de prôner, voire de mettre en action, des principes discriminatoires et contraires à l’élémentaire respect de la dignité humaine? Le fait qu’il ait lui-même subi une agression inadmissible dans une démocratie ne justifie en rien qu’il poursuive dans la voie du mépris des droits les plus élémentaires.

Il n’est pas le seul à penser que la fin justifie les moyens et n’importe quels propos. Le président américain n’est pas en reste lorsqu’il s’agit d’insultes à l’égard de ses adversaires, femmes en particulier, sans compter son mépris affiché pour certains de ses concitoyens, selon leur provenance, leur origine ou leur religion. Dans l’un et l’autre cas, l’effet de ces propos tenus au plus au niveau ne se fait pas attendre: les actes et les propos racistes se multiplient, cela va même jusqu’à la chasse à l’homme comme cela s’est produit récemment en Italie, autre pays où les dérapages verbaux des responsables politiques ne se comptent plus.

En Suisse, nous n’en sommes pas là. Néanmoins, ce que nous pouvons lire sur les réseaux sociaux, dans certains blogs et commentaires sur internet, montre que certains confondent la liberté de s’exprimer avec celle d’insulter, de mépriser et de dénigrer. Rien d’illégal la plupart du temps. Néanmoins, la violence des propos, l’usage d’images et de vidéos qui viennent les amplifier, la diffusion de prétendues informations pêchées sur des sites «spécialisés» dans la création de fausses nouvelles destinées à encourager le rejet et la haine de l’autre, tout cela produit des réactions en chaîne. Et revient, comme un refrain, la dénonciation de la bien-pensance sitôt qu’on s’élève contre ces propos et ces procédés.

«Le bien-pensant, c’est toujours l’autre», déclarait en 2014 Natacha Polony, éditorialiste bien connue. Je partage son avis, raison pour laquelle je n’aime pas cette expression. Il ne s’agit pas d’être politiquement correct. Défendre les droits fondamentaux n’a rien de politiquement correct. C’est un devoir que nous devrions tous avoir à cœur, car il en va du respect de l’Etat de droit, de nos droits constitutionnels. Pourquoi devrait-t-on se sentir coupable de les invoquer? On peut bien sûr toujours se tromper, voir des violations là où il n’y en a pas, cela peut faire débat et les tribunaux, si nécessaire, sont là pour trancher. Mais je crois que la liberté d’opinion et d’expression se trouve valorisée lorsque l’on pratique le respect de ses semblables, quel que soit le sujet que l’on aborde. Ma conclusion, je l’emprunte à Soeren Kierkegaard : «Les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter». La liberté de pensée – et ce n’est pas une faute de grammaire – implique qu’en tant qu’humains, nous devons l’exploiter, ce qui a comme avantage que l’on peut dépasser ainsi l’invective, la provocation gratuite, le mépris et l’insulte. Notre capacité d’indignation – élément nécessaire dans une société démocratique – s’en trouvera régénérée et sublimée.

Martine Brunschwig Graf
Présidente de la Commission fédérale contre le racisme, ancienne conseillère d’Etat à Genève

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