Présidence de La Poste: Christian Levrat accepte une fonction périlleuse

L'ancien syndicaliste et président du Parti socialiste a été désigné à la tête du conseil d'administration du géant jaune. L'entreprise a pourtant appliqué une stratégie à l'opposé de la politique défendue par l'intéressé.
Grégoire Barbey

La surprise est de taille. L’ancien président du Parti socialiste et ancien syndicaliste Christian Levrat a été désigné par le Conseil fédéral à la présidence du conseil d’administration de La Poste. Le politicien abandonnera son siège de conseiller aux Etats fribourgeois au mois de septembre, et renonce de facto à sa candidature au Conseil d’État du canton de Fribourg, alors que son élection semblait jouée d’avance.

L’exercice est périlleux. La Poste a adopté ces dernières années une stratégie agressive en termes de réduction des coûts, et de diversification de ses activités. L’interprétation de la notion de service public universel semble désormais à géométrie variable: l’entreprise a réduit la qualité de ses prestations dans certaines régions du pays, a exigé de ses factrices et facteurs de ne plus sonner à la porte des gens pour leur délivrer les recommandés, a mis en place des objectifs stricts pour ses employés, les tournées sont chronométrées, de nombreux offices postaux ont été fermés et d’autres doivent l’être encore… La liste des changements opérés par La Poste est loin d’être exhaustive. Le rôle social autrefois joué par les factrices et les facteurs n’est plus qu’un lointain souvenir, et l’on peine encore à en mesurer les conséquences sur le tissu social.

En effet, si du point de vue de l’optimisation des tâches, l’aspect social qui était assumé par celles et ceux qui délivrent les courriers et les colis n’a pas de raison d’être, ce rôle avait une importance cruciale à de nombreux égards. Le facteur ou la factrice qui sonne à la porte, pour beaucoup de personnes âgées, c’était l’une des rares occasions d’avoir un contact social avec le monde extérieur. Certes, toutes les personnes âgées ne sont pas cloîtrées chez elles, mais la sociabilité est un élément important de leur existence qui est de plus en plus remise en question par les changements de notre société. Si les technologies numériques ont permis de connecter les êtres humains à travers le monde entier partout, tout le temps et quand ils le désirent, elles ont aussi paradoxalement réduit les contacts humains. Cette petite fenêtre sur le monde extérieur, les discussions avec la factrice ou le facteur du quartier permettaient de maintenir ce contact si précieux.

Aujourd’hui, il n’est pas rare de constater à quel point les factrices et les facteurs sont pressés par le temps. Les courriers sont parfois enfoncés avec force dans les boîtes aux lettres. Les promesses de délivrer le courrier A le jour ouvrable suivant le dépôt – avant l’heure du ramassage bien entendu – sont de moins en moins respectées. De nombreux exemples ont alimenté la presse quant aux couacs survenus ces dernières années. De même, la RTS s’est récemment fait l’écho des conditions de travail déplorables des employées et employés chargés de délivrer la publicité et les journaux.

Tous ces éléments ont de quoi surprendre pour une entreprise si proche de l’État et dont la mission de service public demeure au centre de l’image de marque. En parallèle, cette même entreprise ne se gêne pas de développer ses activités dans le domaine du ciblage publicitaire, en collectant et en exploitant les données personnelles des habitantes et des habitants de ce pays. De telles pratiques de la part d’une entreprise publique dont la Confédération est l’actionnaire unique posent question et ne peuvent pas faire l’économie d’un débat public.

La Poste est également soumise à une pression sur les revenus en lien avec la réduction du nombre de lettres envoyées. Des réflexions sont menées sur la possibilité de délivrer le courrier moins souvent et de remettre en cause la tournée quotidienne. L’augmentation du commerce en ligne fait au contraire progresser le nombre de colis délivrés, et le phénomène a pris une ampleur considérable avec la crise sanitaire.

Pour mémoire, le monopole résiduel de La Poste se limite depuis 2009 aux lettres de moins de 50g pour le service intérieur, à la suite de la libéralisation successive des marchés du courrier et des colis. C’est ce monopole résiduel qui contribue en grande partie au financement du service universel postal. Les activités concurrentielles de La Poste devront-elles à l’avenir contribuer davantage au financement du service universel? Quitte à réduire les marges de l’entreprise? En 2020, le géant jaune a enregistré un bénéfice (en baisse) de 178 millions de francs.

Il y a aussi le brûlant dossier de l’éventuelle privatisation de PostFinance, qui assure à La Poste des revenus bienvenus. Sur ce point, que défendra Christian Levrat? Il ne souhaite pas s’exprimer sur le sujet, car ce n’est pas le rôle du président du conseil mais une affaire politique. On peut toutefois supposer qu’il n’y est pas favorable, et qu’une telle décision réduirait encore la marge de manœuvre de La Poste pour financer ses activités dont les revenus baissent.

La Poste devra effectuer un choix entre la maximisation de la valeur actionnariale et le maintien de son rôle de service public. Le passage de l’entreprise au statut de société anonyme de droit public semble avoir transformé les objectifs économiques de l’entreprise, au détriment de sa mission première. A l’heure où la crise sanitaire fait entrevoir un renforcement du rôle de l’Etat, peut-on s’attendre à un retour en arrière sur ce sujet?

La tâche de Christian Levrat sera donc herculéenne pour ne pas trahir la ligne qu’il a toujours défendue sur le service public. Il l’a d’ailleurs admis dans son interview à l’émission Forum de la RTS et le ton qu’il a employé était volontairement prudent. Il n’a pas fait de promesses quant à sa capacité à infléchir la politique managériale et la stratégie du géant jaune. En tant que président du conseil, il sera pourtant le visage public des grandes décisions de La Poste. Saura-t-il remettre l’humain au centre des préoccupations de l’entreprise plutôt que de continuer dans cette course à la profitabilité envers et contre tout?

Christian Levrat est un homme politique aguerri, souvent considéré comme l’un des parlementaires les plus influents. Sera-t-il aussi efficace en tant que président d’une entreprise publique? C’est un sacré défi qu’il a accepté de relever, et ceux qui y voient de l’opportunisme ont tort: le salaire de la fonction n’adoucira pas d’éventuels reniements sur les valeurs jusqu’ici portées la fleur au fusil. La fonction que Christian Levrat va assumer ces prochaines années ne sera pas une sinécure.

Partager cet article

Facebook
Twitter
Imprimer
Email

Laisser un commentaire