Analyse: pourquoi le départ d’Uber serait une bonne nouvelle

L'entreprise américaine menace de quitter la Suisse si elle est contrainte à payer les cotisations sociales des chauffeurs qui utilisent son application. Une perte, vraiment?
Grégoire Barbey
L’entreprise américaine Uber menace désormais de quitter la Suisse.
 
Beaucoup de gens diront que de nombreux chauffeurs sont très contents de pouvoir travailler grâce à l’application Uber. C’est un fait. Ils vous diront également qu’en forçant l’entreprise américaine à respecter les lois suisses, les autorités tuent l’innovation et ne comprennent rien aux technologies. C’est absolument faux.
 
Uber fonde son argumentaire sur la relation des chauffeurs à son application: pour Uber, l’entreprise n’a pas d’employés. Son cœur de métier consiste à fournir une application qui met en relation des chauffeurs qui veulent travailler et des clients qui veulent être transportés d’un point A à un point B. C’est tout.
 
Cette manière de présenter les faits pourrait paraître séduisante à première vue. Mais la situation des chauffeurs qui utilisant l’application Uber est un peu plus compliquée.
 
Ces chauffeurs, par le truchement de l’application, acceptent de se soumettre à un algorithme dont ils ne savent rien de son fonctionnement.
 
C’est cet algorithme qui va procéder au choix des courses qui seront proposées aux chauffeurs. C’est l’application aussi qui déterminera, d’après l’offre et la demande, la majoration du prix des courses. Il faut savoir à ce stade qu’Uber prend une commission de 25% à chaque course.
 
Les intérêts des chauffeurs et de l’entreprise sont donc en contradiction. Les chauffeurs ont tout intérêt à ce que leurs courses soient majorées. Il faut donc pour cela qu’il y ait peu de chauffeurs en circulation et une demande importante. Ainsi, les chauffeurs gagneront davantage à chaque course, mais il y aura au global moins de courses effectuées.
 
A l’inverse, Uber a besoin qu’il y ait beaucoup de chauffeurs en circulation, suffisamment pour couvrir la demande. Ainsi, ses gains seront maximisés car davantage de courses seront effectuées.
 
C’est là qu’entre en jeu tout le design de l’application et de son algorithme. L’objectif pour Uber, c’est d’une part de contrôler au mieux les chauffeurs sans qu’ils ne s’en rendent compte et d’autre part de leur donner envie de travailler toujours plus pour conserver une offre importante et maximiser ses profits.
 
Pour contrôler les chauffeurs autrement que par le biais d’un contrat de travail, Uber le fait au travers des conditions d’utilisation de son application. En utilisant l’application, les chauffeurs consentent à:
– Etre notés par la clientèle sur une échelle de 1 à 5, sachant qu’un chauffeur qui reçoit un 4 est de toute façon perdant puisqu’Uber le bannira (au moins temporairement) de l’application si sa note s’approche des 4,5. Evidemment, le client qui effectue l’évaluation n’a pas conscience de ce jeu de dupes. C’est un premier élément de contrainte qui pousse les chauffeurs à faire toujours mieux et toujours plus pour satisfaire la clientèle;
– Transmettre des informations en temps réel à l’application, qui évaluera également de façon cachée les performances du chauffeur afin de pouvoir influencer son comportement;
– Se voir proposer des courses sans savoir de quelle façon celles-ci sont dispatchées en fonction des différents chauffeurs en circulation. Sur ce point, Uber garde le contrôle puisque le chauffeur ignore tout de la course en question tant qu’il ne l’a pas acceptée et qu’il n’a pas recueilli le client: la destination ne lui est communiquée qu’à ce moment-là. Ce fonctionnement a pour objectif de susciter l’envie d’en accepter toujours une de plus, de peur de rater une course qui aurait pu être rentable. Compte tenu de la rémunération peu enviable des chauffeurs Uber, ce phénomène est accentué par la précarité dans laquelle ils travaillent. Ils auront donc tendance à enchaîner les courses. Ce fonctionnement a bien entendu été réfléchi par des spécialistes qui comprennent bien les ressorts neuropsychologiques de l’être humain. Beaucoup d’applications sont designées avec l’aide de tels experts afin de favoriser des mécanismes de dépendance. Uber ne fait pas exception.
 
J’en oublie sans doute, mais l’objectif était surtout de démontrer à quel point les chauffeurs Uber sont maintenus dans un état constant de subordination, auquel de nombreux salariés traditionnels ne sont pas soumis avec une telle intensité. Pour moi, Uber ne peut clairement pas argumenter que les chauffeurs ne sont pas ses employés compte tenu de tous ces éléments.
 
Si les chauffeurs qui aujourd’hui utilisent cette application s’en satisfont et prient les autorités de ne pas pousser Uber à quitter la Suisse doivent être entendus, il faut aussi comprendre que le gain immédiat s’accompagne d’un coût à long terme. Ces personnes sont bien évidemment très contentes de travailler avec cette application tant qu’ils le peuvent. Mais lorsque, pour des raisons qui leur échappent et croyez-moi les exemples ne manquent pas, ces chauffeurs se retrouvent soudain dans l’incapacité d’utiliser l’application, ils sont privés de leur gagne-pain et contrairement à des employés traditionnels, n’ont aucun moyen de bénéficier d’un filet social leur permettant de rebondir sans être trop précarisés.
 
Uber est gagnant sur tous les plans. Il économise les charges sociales, sans quoi son modèle économique ne fonctionnerait pas. Et de cette façon, il pousse les utilisateurs de son application à une dépendance psychologique et financière.
 
Si Uber venait à quitter la Suisse, ce serait dommage pour toutes les personnes qui sont tombées dans le panneau et se retrouveraient sans rien d’un seul coup. Mais sur le long terme, cela réduirait à coup sûr une certaine précarisation des rapports de travail.
 
Tout en étant désolé pour les chauffeurs concernés, je ne pourrais pour ma part que me réjouir du départ d’Uber, parce qu’une entreprise vorace qui ne respecte pas les règles du jeu dans le seul but de s’en mettre plein les poches n’apporte rien à notre société; pire, elle la fragilise puisqu’elle en rejette les règles pourtant acceptées démocratiquement.
Aux utilisateurs et utilisatrices de l’application Uber qui ne verraient pas d’un bon œil son départ parce que les taxis coûtent trop cher, je répondrai ceci: quand le coût d’une transaction est maquillé par la précarisation de toute une population qui finira, d’une manière ou d’une autre, à devoir être soutenue financièrement par ceux-là même qui croient faire une économie, peut-on vraiment parler d’une opération gagnante? J’ai la naïveté de croire que non. Toutes les économies ne sont pas bonnes à faire.

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Une réponse sur “Analyse: pourquoi le départ d’Uber serait une bonne nouvelle”

  1. Excellente analyse du modèle d’affaires d’Uber. Je le connaissais dans les grandes lignes, mais j’ignorais l’importance des algorithmes dans l’attribution des courses et les sanctions cachées des chauffeurs via les « notes » des clients. L’auteur eût pu ajouter l’absence de la notion de « service public » chez Uber, à savoir l’indifférence de la société à fournir ses prestations à disons minuit à Cossonay…Beaucoup de chauffeurs de taxi conventionnels ont payé des montants importants pour « le médaillon » (aux US et Canada), redevance en Suisse, pour le droit d’exploiter un taxi. Rien de cela chez Uber. L’intransigeance d’Uber fera qu’ils quitteront la Suisse. Dommage, car le logiciel et l’esprit d’innovation était une grande avancée dans une industrie sclérosée par les ententes cartellaires, le mauvais service, le manque de savoir-vivre des chauffeurs et les poubelles qui tenaient lieu de voitures. Pour les lausannois, vous vous souvenez des petites Toyota sales avec la publicité Pouly sur le toit?

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