Les données personnelles ne sont la propriété de personne

En réponse à la chronique de Philippe Nantermod dans Le Temps intitulée «Données, c'est données, reprendre c'est voler».
Grégoire Barbey

Le conseiller national libéral-radical valaisan Philippe Nantermod affirme dans une chronique publiée dans Le Temps que les données personnelles ne sont pas notre «propriété». Et sur ce point précis, il a entièrement raison. Malheureusement, ayant émis ce constat, il en tire une autre conclusion: ces données ne nous appartiennent pas parce que nous les avons cédées. Dès lors, plutôt que de constater que les données personnelles ne sont pas des «objets» dont on peut revendiquer une propriété, il estime que ces données sont au contraire la propriété des entreprises et des Etats qui les ont obtenues par notre biais.

En vérité, les données personnelles ne sont la propriété de personne parce qu’elles sont une partie de notre individualité, une extension de nous-même. Les données personnelles ne se limitent pas aux photos que nous consentons à publier sur Facebook. Ces données prennent la forme du nombre de syllabes contenues dans les mots que nous utilisons, ceci afin de déterminer notre quotient intellectuel. Elles prennent la forme de notre façon d’écrire au clavier, aussi. Le matériel que nous utilisons. Les heures auxquelles nous nous connectons. La fréquence à laquelle nous agissons de telle ou telle manière. Les personnes à qui nous parlons. Les liens sur lesquels nous cliquons. Les vidéos que nous regardons. La durée de celles-ci. Quel genre de vidéos. Ensuite, il y a le recoupement. Cela permet par exemple à un réseau social de deviner avec qui vous étiez sans forcément que cette personne ne soit inscrite sur la plateforme. Ce mécanisme est connu et documenté.

En fait, Philippe Nantermod fait l’erreur répandue de croire que nous donnons de façon consciente nos données personnelles. Or, les données que nous produisons consciemment (partager une publication sur un réseau social, écrire un message, publier une photo, «liker» un contenu, etc.) ne sont qu’une infime partie de la masse phénoménale de données que nous créons. D’ici 2020, on estime qu’un individu créera en moyenne 1,7 mégaoctets de données par seconde. A côté des données que nous créons par choix, il y a les données produites par notre environnement, et nos interactions avec celui-ci. Et en dernier lieu, il y a l’interprétation qu’en font les algorithmes, ce qui est un autre type de données sur lequel nous n’avons strictement aucune influence, ne serait-ce que parce que le fonctionnement des algorithmes est un secret commercial que les entreprises gardent jalousement.

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Bref, nous n’avons aucun contrôle sur les données que nous générons, et la faible partie d’entre-elles que nous créons consciemment ne justifie pas par l’absurde que les entreprises et les Etats puissent jouir à leur sujet d’un droit de propriété qui leur permet d’en faire ce qu’ils veulent. Dans sa tirade, Philippe Nantermod déclare: «Je n’ai pas de droit de regard sur ce que ma voisine sait et pense de moi. Sur ce qu’elle enregistre à mon sujet. Les commerçants que je fréquente me connaissent: ils savent ce qui me plaît, mes habitudes. Il ne me viendrait pas à l’esprit de leur réclamer des comptes. De me rendre ce que je leur ai dit. Ou ce qu’ils ont pu constater par eux-mêmes. Et le big data n’y change rien».

Là encore, l’élu valaisan réduit les données personnelles collectées et exploitées par les entreprises et les Etats à celles que nous générons consciemment. Ce n’est bien évidemment pas le cas. Bien sûr, lorsqu’un client interagit avec un commerçant de gré à gré, ce dernier aura l’occasion d’apprendre à le connaître un peu mieux, et de s’adapter en fonction. Ca, c’est le propre de l’humaine condition. Personne ne remet en question cette dimension des rapports sociaux. Le big data change en réalité absolument tout. Ne serait-ce qu’en termes d’échelle: ce que votre commerçant préféré sait sur vous, tous les autres peuvent le savoir même si vous ne leur avez jamais adressé la parole. Parce que ces données personnelles collectées sont exploitées, vendues, analysées… Bien sûr, rien n’interdit à mon commerçant favori de parler de moi à ses proches. Mais cela restera à une échelle humaine acceptable, normale…

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Et il est fort peu probable que mon commerçant préféré s’amuse à faire des fiches à mon sujet, prenant le temps de noter comment je m’habille, la taille de mes chaussures, mes goûts en matière de couleur, ma façon de parler, la rapidité de ma diction, les mots que j’emploie… Le big data, c’est justement ça. L’individu y est scanné en fonction des informations qui le concernent. Il n’est plus humain, avec sa part de mystère, il est la somme de données recueillies ici ou là. Données qui seront analysées, dans le seul but de nous influencer. Mais contrairement aux petits commerçants de quartier que Philippe Nantermod semble tant apprécier, les entreprises d’aujourd’hui en savent beaucoup plus, beaucoup trop à notre sujet.

Le numérique est une extension de notre monde. De la même manière que la dimension psychologique de l’individu en est une autre. Par analogie à l’intégrité physique, nous avons créé la notion d’intégrité psychique, afin de protéger en premier lieu la dimension humaine de notre monde mental. Cela nous permet de nous protéger lorsqu’une personne nous fait du harcèlement psychologique, par exemple. C’est pourquoi nous devons considérer aujourd’hui que l’individu a une intégrité numérique, et que les données personnelles qui le concernent en sont l’expression.

Nous devons protéger notre intégrité numérique d’autant plus sûrement que nous voyons l’émergence d’algorithmes toujours plus sophistiqués, et pas pour autant moins arbitraires, ni moins discutables sur le plan éthique, et que ces algorithmes ont besoin des données personnelles qui nous concernent pour se «nourrir». C’est probablement l’un des combats les plus fondamentaux de notre époque pour protéger les droits humains. Nous devons refuser à tout prix que notre société accepte que les données personnelles soient une marchandise comme une autre, et qu’il serait dès lors normal d’étiqueter l’individu d’après ces informations comme on place des étiquettes sur le bétail. Nous devons conserver notre dimension humaine, pour que nous soyons en mesure d’exercer notre liberté individuelle à travers des choix éclairés, ceux-là même que Philippe Nantermod est censé défendre en tant que libéral.

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