Le bullshit marketing de Tamedia

Les récentes décisions stratégiques du groupe de presse n'augurent rien de bon pour ses titres francophones. Texte mis à jour avec la disparition du Matin version papier.
Grégoire Barbey

Les éditeurs continuent leur stratégie de réduction massive des effectifs dans les médias. Après la suppression par Ringier de L’Hebdo en début d’année 2017 et le licenciement d’une quinzaine de journalistes au Temps, Tamedia a annoncé le mardi 22 août 2017 la fusion des rédactions de 20 Minutes et du Matin. Le communiqué publié sur le site du Matin tente de minimiser les conséquences de cette décision, laquelle doit permettre «de renforcer [la] position respective» des deux titres. L’opération se solde pourtant par six licenciements du côté du Matin, et par la suppression de postes à la suite de départs «naturels» des deux côtés. Tamedia avait annoncé le lendemain sa décision de fusionner une partie des rédactions de la Tribune de Genève, 24 Heures et Le Matin Dimanche.

Il y a dans la présentation de cette décision des éléments de langage censés démontrer qu’il s’agit d’une stratégie gagnante, y compris pour qualité des médias concernés. Comme si faire toujours mieux avec toujours moins était réalisable dans un secteur tel que la presse. Cette stratégie n’est gagnante que pour Tamedia, qui continue sur sa lancée de réduction d’emplois, prenant comme argument imparable les difficultés financières des titres faisant l’objet de restructuration. Oui, mais voilà, ces pertes chroniques ne tombent pas du ciel. C’est ce même éditeur qui, il y a quelques années, a retiré aux journaux certaines activités qui leur permettaient de financer leur activité de média.

En centralisant ces sources de revenus à Zurich, Tamedia a retiré à ses propres titres des activités rentables, tout en maintenant à leur égard des objectifs de rentabilité plutôt élevés étant donné la situation délicate du marché de la presse. C’est donc facile pour l’éditeur de présenter ces journaux à l’aune de difficultés financières dont il est seul responsable par ses choix. Cela procède d’une stratégie à moitié assumée.

Avec le recul, car une partie de cet article avait été rédigée en août 2017, on comprend bien que la communication de Tamedia n’était pas le fruit d’une maladresse. Une telle entreprise n’a pas, en neuf mois, pris des décisions aussi importantes sans avoir réfléchi aux options qui allaient s’offrir à elle pour l’avenir de ses titres. La disparition de la version papier du Matin était déjà plus ou moins actée lors de la fusion des rédactions avec 20 Minutes. La rumeur d’une disparition du Matin print hantait d’ailleurs les rédactions depuis fort longtemps.

Le plus inquiétant demeure toutefois dans la manière qu’a Tamedia de faire avaler la pilule de ses décisions stratégiques et opérationnelles. En affirmant dans son récent communiqué annonçant la création du Matin 100% numérique et gratuit, l’entreprise fait part de sa décision de se séparer de près de quarante collaborateurs. Comment peut-on assurer la pérennité d’un journal, même uniquement sur le net, avec si peu de journalistes, ainsi que des autres métiers Ô combien nécessaires qui gravitent dans les rédactions? Le journalisme numérique n’est rien d’autre qu’une autre manière de diffuser l’information. Un support, comme l’est le papier. Il est absolument malhonnête de faire croire qu’internet permet de réduire drastiquement les ressources humaines.

Sur ce plan, Tamedia n’est pas un interlocuteur honnête. Et cela laisse présager le pire quant à ses autres titres francophones. Doit-on craindre un rapprochement entre la Tribune de Genève et 24 Heures pour créer un média lémanique? Aujourd’hui, seules les pages locales se différencient encore. Le reste est fait au même endroit par les mêmes personnes. Il y a fort à parier que Tamedia y réfléchit déjà et a peut-être même préparé un agenda pour mettre à bien sa politique de réduction massive des moyens investis dans la presse. Une bien triste perspective pour toute la profession ainsi que pour la diversité des journaux romands.

La stratégie de l’uniformisation

La presse fait face à d’importants défis structurels. L’émergence d’internet et des journaux gratuits a profondément bouleversé le marché publicitaire. Deux réponses sont possibles dans une telle configuration: désinvestir, conduisant de facto à une concentration des journaux et donc à une suppression inéluctable de nombreux titres, ou investir, pour renforcer l’identité de chaque média. Tamedia a décidé de désinvestir. Comment se démarquer des journaux gratuits? En proposant un contenu différencié, complémentaire, apportant une véritable valeur ajoutée au contenu. Pourquoi un lecteur achèterait un journal dont l’essentiel de l’information se démarque peu des contenus accessibles gratuitement?

Sur internet, les titres romands de Tamedia se différencient déjà très peu. La multiplication des dépêches d’agence donne l’impression que les contenus sont les mêmes, bien que chaque titre publie sur son site respectif des articles qui lui sont propres. Mais la différence se réduit comme peau de chagrin. L’inéluctable fusion des rédactions de la Tribune de Genève et de 24 Heures semble être la prochaine étape. De plus en plus de contenus communs sont publiés dans les versions papiers de ces deux titres régionaux. Il ne suffit plus à Tamedia que de passer à l’étape suivante, en proposant, via du bullshit marketing dont il a le secret, un grand média «lémanique», unique. La fin d’une époque. La position de ce grand titre – reprenant le meilleur des deux titres dont il sera l’héritier – se verrait ainsi «renforcée» et sa pérennité «assurée».

Sur le plan financier, la stratégie de Tamedia fait sûrement sens. Concentrer ses titres a pour effet de réduire les coûts de production, tout en garantissant une orientation claire aux yeux des annonceurs, permettant des stratégies publicitaires plus agressives. Ce sont ces annonceurs, désormais, qui bénéficient de toute l’attention des éditeurs. Adieu l’époque où l’on décrivait volontiers ces groupes de presse comme de bons philanthropes ayant à cœur de défendre une diversité et une qualité au sein des médias suisses. Cette ère est révolue.

Le cas Blocher

A l’extrême opposé de la stratégie de Tamedia, il y a le cas Christoph Blocher. La figure de proue de l’UDC a récemment annoncé le rachat de 25 journaux gratuits via la société éditrice de la Basler Zeitung dont Blocher est actionnaire. Le politicien a compris l’importance du rôle de la presse locale, voire «micro-locale», à l’heure où les contenus rédactionnels tendent à une forme d’uniformisation via les agences de presse et l’information instantanée. L’attitude du tribun UDC a bien sûr fait grincer des dents à gauche comme à droite, ainsi qu’à l’interne de la profession journalistique. Mais si Christoph Blocher a les coudées si franches pour effectuer une telle opération, c’est bien que le marché le lui permet.

L’avenir de la presse est désormais assez clair. Il y aura d’un côté les éditeurs, qui promeuvent une concentration des médias pour satisfaire leur actionnariat qui ne souhaite plus soutenir à tout prix la presse, et de l’autre des investisseurs plus clairvoyants, qui verront dans la presse régionale, locale, des vertus qui feront peut-être défaut aux titres uniformisés de la concurrence. A terme, ces grands changements pourraient en réalité conduire à une véritable diversification de la presse. Mais pour qu’une telle perspective paraisse réaliste, il reste encore à convaincre celles et ceux qui peuvent investir de l’intérêt du journalisme. Ce n’est de loin pas encore gagné.

Toutefois, tout n’est pas encore perdu. Alors que Tamedia laisse entrevoir de plus en plus clairement sa stratégie de fossoyeur de ses propres titres, d’autres acteurs adoptent une stratégie différente. Nous avons cité Christoph Blocher. Dans l’arc lémanique, le retour de Radio Lac, anciennement Yes FM – racheté par Antoine de Raemy – augure du bon pour la diversité des opinions sur les ondes radiophoniques romandes.

S’il semble peu probable de voir les éditeurs effectuer un virage à 180 degrés ces prochaines années, la période paraît propice à l’émergence de nouveaux projets, qui devront s’orienter vers une complémentarité de la presse d’information en continu. Les éditeurs conserveront sur le plan de l’information immédiate une longueur d’avance par les moyens dont ils disposent. Le reste du champ de l’actualité – et il est vaste! – est encore largement exploitable. Espérons qu’il y ait un sursaut salutaire au sein de la profession journalistique pour que de nouveaux acteurs voient le jour et prennent ces places encore libres.

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