«Albert Camus, journaliste»: une ode magnifique au journalisme

L'ouvrage de Maria Santos-Sainz mérite le détour car il détaille avec précision en quoi l'œuvre journalistique de Camus demeure d'actualité.
Grégoire Barbey

Il y a des livres qui créent ou confortent des vocations. Albert Camus, journaliste fait partie de cette rare catégorie. Signé de la plume de Maria Santos-Sainz, l’ouvrage est paru aux Editions Apogée tout récemment. L’auteure retrace la carrière journalistique de celui qui a mis au cœur de son travail une exigence morale et déontologique comme aucun autre. Par ce récit captivant, le livre détaille avec précision les caractéristiques du «journalisme d’intentionnalité» développé par Albert Camus. Disons-le sans ambages: il faudrait faire œuvre utile de cet ouvrage et le distribuer dans les écoles de journalisme. A l’heure où la profession cherche des moyens de se «réinventer», contrainte par la transition numérique à sortir de son carcan, la lecture d’Albert Camus, journaliste rappelle l’essentiel: le journalisme est avant tout une mission, un devoir, une responsabilité envers la société.

De ses premiers pas de jeune journaliste à Alger républicain, où déjà son engagement humaniste le fit embrasser des causes à contre-courant, défendant la justice, les opprimés, les sans-voix, à ses puissants éditoriaux qu’il publia dans le journal Combat dont le Tout-Paris s’arrachait les éditions (il fut à son apogée tiré jusqu’à 200’000 exemplaires!), Albert Camus a marqué le journalisme d’alors et d’aujourd’hui par son attachement à la vérité, à la précision, et au refus de troquer les ors de la République contre la dignité de l’humaine condition. Ce n’est pas par hasard si l’auteur de L’Etranger fut rapidement contraint à l’exil. Il en témoigne d’ailleurs lui-même. «Les choses ont été à ce point que, si j’ai quitté mon pays […], c’est que mon attitude d’indépendance m’a valu à l’époque d’être réduit au chômage.»

Celui qui déclarait que «le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti» fut très vite pris en grippe par les autorités algériennes. Lorsque le gouvernement mit un terme à l’aventure du journal Le Soir républicain, Albert Camus n’eut d’autre choix que de quitter l’Algérie pour Paris. Il faut dire que son travail suscitait bien des controverses: le jeune Camus s’était notamment distingué par son reportage Misère de la Kabylie qu’il publia dans Alger républicain du 5 au 15 juin en 1939. Le journaliste s’était rendu lui-même sur place pendant plusieurs jours. Plus qu’un reportage, il s’agissait d’un véritable «journalisme d’investigation» comme on l’appelle de nos jours. Albert Camus observe, recueille des témoignages, obtient des documents, et rend compte de ce qu’il a vu. Fidèle à lui-même, il mélange sa grande exigence en termes de précisions et de faits à ses considérations personnelles. Ses découvertes le révoltent et il dénonce ce qu’il voit.

C’est aussi par son inlassable engagement pour la justice qu’il en vient à prendre fait et cause pour le fonctionnaire Michel Hodent, incarcéré sans preuve. A travers des enquêtes minutieuses, et une lettre ouverte au gouverner général, dans laquelle il écrit «Nous ne demandons que la justice mais nous demandons toute la justice pour Michel Hodent, coupable d’avoir aimé son métier, coupable d’avoir protégé les paysans et mécontenté leurs maîtres de toujours». Le fonctionnaire sera finalement acquitté grâce à l’acharnement d’Albert Camus.

Plus tard, il rejoindra le journal clandestin Combat pour lequel il défendit la lutte contre l’oppression allemande. Il en devint l’éditorialiste attitré à la Libération et y publia des éditoriaux qui feront date. Comme par exemple celui du mercredi 8 août 1945. Alors que les médias célébraient la bouche en cœur la prouesse technologique du bombardement nucléaire de Hiroshima, s’égosillant sur les perspectives nouvelles qu’offrait cette nouvelle arme, l’auteur de L’homme révolté vit les choses autrement: «Nous nous résumerons en une phrase: la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques».

Son engagement humaniste le conduisit souvent à anticiper de manière prémonitoire les enjeux du monde. «Le choc d’empires est déjà en passe de devenir secondaire par rapport au choc des civilisations. De toute part, en effet, les civilisations colonisées font entendre leurs voix. Dans dix ans, dans cinquante ans, c’est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera remise en question. Autant donc y penser tout de suite et ouvrir le Parlement mondial à ces civilisations, afin que sa loi devienne vraiment universelle, et universel l’ordre qu’elle consacre.» («Le monde va vite», Combat, 27 novembre 1946)

Mais Albert Camus produisit aussi une série de vibrantes critiques toujours d’actualité à l’égard de la presse au sortir de la Libération. «Notre désir, d’autant plus profond qu’il était souvent muet, était de libérer les journaux de l’argent et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à̀ la hauteur de ce qu’il y a de meilleur en lui. Nous pensions alors qu’un pays vaut souvent ce que vaut la presse. Et s’il est vrai que les journaux sont la voix d’une nation, nous étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à élever ce pays en élevant son langage.» («Critique de la nouvelle presse», Combat, 1944)

L’aventure journalistique d’Albert Camus prît fin en février 1956, après avoir travaillé neuf mois pour le journal L’Express. Il y publia trente-cinq éditoriaux. Le journaliste Jean Daniel résume ainsi l’engagement de celui qu’il a côtoyé: «Pour Camus, le journalisme n’était pas l’exil, mais le royaume».

L’infatigable engagement d’Albert Camus pour les valeurs qu’il défendait fait de son œuvre journalistique un modèle du genre et une source d’inspiration inépuisable. C’est tout le mérite du livre de Maria Santos-Sainz que de remettre en lumière le travail de Camus. Nous ne saurions que trop en recommander la lecture.

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