Thierry Apothéloz: «Nous allons affronter une période de long covid social»

Le ministre genevois de la Cohésion sociale revient sur la réforme de la Loi sur l'insertion et l'aide sociale individuelle. Et explique comment la pandémie a réorienté le projet.
Grégoire Barbey

Le conseiller d’Etat socialiste Thierry Apothéloz est en charge du Département genevois de la Cohésion sociale. Il a la responsabilité de l’aide sociale, du sport et de la culture. Autant de domaines fortement touchés par les conséquences de la pandémie de coronavirus.  Est-ce que la crise sanitaire a impacté la façon dont le ministre veut réformer la Loi sur l’insertion et l’aide sociale individuelle? Est-ce que le sport et la culture existeront sous la même forme lorsque la pandémie sera de l’histoire ancienne? Autant de questions posées à Thierry Apothéloz par L’Affranchi dans son bureau de la rue de l’Hôtel-de-Ville.

Le Conseil fédéral a dévoilé mercredi sa feuille de route pour les grandes manifestations. Il prévoit d’autoriser dès juillet les événements pouvant accueillir jusqu’à 3000 personnes, puis en septembre jusqu’à 10’000 personnes. En tant que responsable de la culture et du sport, ces annonces vous réjouissent?
Oui! Les cantons ont la possibilité à partir du mois de juin de réaliser trois essais pilotes avec une jauge de visiteurs comprise entre 300 et 600 personnes. Cette décision est conforme à mes attentes. Nous avons l’opportunité de démontrer que la culture n’est pas un agent pathogène. Ce sera l’occasion d’étendre enfin les activités culturelles et sportives au-delà des limites actuelles qui sont fixées à 50 personnes ou 100 à l’extérieur, ce qui est très problématique pour les grandes institutions.

Ce retour des grands événements n’est-il pas trop rapide?
Non. En revanche, le calendrier de ces assouplissements pose la question de la capacité d’organiser de grandes manifestations en un délai si court. De nombreux festivals ont renoncé à leurs activités cette année. On connaît l’agilité des secteurs culturel et sportif, mais s’il y a un champ de tension dans le calendrier du Conseil fédéral, il se trouve dans la capacité de réaliser ces grandes manifestations. Les expériences dans d’autres pays, notamment en France et en Espagne, ont toutefois montré qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Je suis optimiste.

L’accès à ces manifestations de grande ampleur pourrait être conditionné à l’utilisation d’un certificat de santé attestant de la vaccination contre le covid-19, d’une guérison ou d’un test PCR négatif. Est-ce que cette contrepartie vous paraît acceptable?
Sur le fond, la question du certificat vaccinal pose un certain nombre de questions. Le taux de vaccination de la population augmente chaque jour. Je ne voudrais cependant pas que ce certificat vaccinal soit un moyen d’interdire l’accès à des personnes à des infrastructures culturelles et sportives. La mise en œuvre de cette règle doit être corrélée selon moi à la couverture vaccinale. Il ne faudrait en appliquer l’usage qu’au moment où toutes les personnes désireuses de se faire vacciner auront pu l’être. Il ne faut pas oublier qu’un test PCR coûte cher. Si des personnes qui souhaitent être vaccinées ne le sont pas au moment où le certificat de santé sera exigé, il s’agira d’un frein supplémentaire.

En 2018, lors de votre arrivée au Conseil d’Etat, vous aviez annoncé une grande réforme de la Loi sur l’insertion et l’aide sociale individuelle (LIASI). Une commission a rendu un rapport fin 2019, et depuis, plus rien. Pourquoi?
Nous avons continué à travailler de manière intensive sur ce dossier avec mon département, au beau milieu d’une pandémie. La réforme telle qu’elle a été esquissée par la commission a donné certaines orientations, la crise sanitaire en a donné d’autres. Nous avons tiré des leçons de la situation que nous vivons, parce que la pandémie sert de révélateur sur des aspects ignorés par la législation actuelle. La priorité absolue à la réinsertion professionnelle pose un certain nombre de questions. Il y a des personnes dont les besoins immédiats se trouvent dans un accompagnement social qui tienne compte de l’être et pas seulement du savoir. Le rôle de cet accompagnement social, la capacité de notre filet social à soutenir les indépendants sont autant de thèmes que nous avons développés à la lumière de la crise sanitaire. Je déposerai cet été une première ébauche de ce projet devant le Conseil d’Etat, et je lancerai la consultation cet automne.

La pandémie de coronavirus a poussé de nombreuses personnes dans les mailles de l’aide sociale. Est-ce que cela vous inquiète?
Oui, cette situation m’inquiète. L’aide sociale doit être considérée comme le dernier maillon de notre filet social. C’est ce qui permet de rattraper des gens qui ont connu un trou d’air dans leur vie. Ce qui peut arriver. Et ce qui arrive de plus en plus souvent de nos jours. Cela peut arriver d’ailleurs à n’importe qui. Dans notre monde néolibéral, toutes les catégories de la population sont susceptibles à un moment donné d’être éligibles à un soutien de la part de l’Etat. D’après moi, la pandémie a notamment démontré l’importance et l’urgence de travailler sur la formation continue et la reconversion professionnelle. Nous devons par exemple mieux anticiper la fin de la période du chômage, avant que les bénéficiaires ne puissent plus toucher de prestations et se retrouvent à l’aide sociale. Il y a un réel intérêt à ce que l’Office cantonal de l’emploi aborde la fin de la prise en charge par le chômage d’une autre manière, plutôt que d’attendre le dernier jour pour évoquer cette situation. Notre tissu économique genevois doit aussi permettre d’absorber des réalités économiques différentes. En particulier pour des secteurs comme celui de la restauration ou de l’hôtellerie. Nous allons faire face à une période de long covid social qui nécessitera d’importants moyens pour soutenir les domaines les plus impactés par la crise.

L’aide sociale sous sa forme actuelle a-t-elle les moyens pour faire face à un fort afflux de nouveaux bénéficiaires?
Comme je l’ai dit précédemment, l’aide sociale, c’est vraiment l’ultime recours de notre protection sociale. J’ai confiance dans ce système, mais il faut lui donner les moyens de ses ambitions, car ce n’est pas magique. La prise en charge des bénéficiaires est réalisée par des professionnels. Ces dernières années, nous avons assisté à une croissance exponentielle du nombre de dossiers par assistant social, parce que les moyens alloués en matière de ressources humaines n’ont pas suivi la même courbe. Heureusement, en 2019, nous avons fait un premier pas important pour rétablir un peu d’équilibre en la matière, puisque le Grand Conseil a voté un crédit pour une soixantaine de postes pour l’Hospice Général. Ces emplois de terrain ont permis d’alléger un peu la tension très forte sur le personnel. Mais avec la pandémie, les effets bénéfiques de ces augmentations de postes ont déjà été effacés. Nous sommes de retour à la situation d’avant, et la pression sur les assistants sociaux est forte. Si nous voulons raccourcir le délai de prise en charge à l’aide sociale, qui est actuellement de 29 mois en moyenne, nous devons augmenter les moyens. Je considère deux critères: le nombre de bénéficiaires ainsi que la durée moyenne de prise en charge par l’Hospice Général. A lui seul, le nombre de bénéficiaires ne permet pas d’avoir une vision appropriée de la situation réelle de l’aide sociale à Genève. La durée moyenne de prise en charge permet de prendre conscience de la difficulté du retour à l’emploi. La corrélation de ces deux chiffres m’incite à confirmer que l’élément fondamental pour permettre à une personne de s’extraire de l’aide sociale, c’est la qualité de l’accompagnement dont elle bénéficie.

A combien s’élève la hausse des bénéficiaires de l’aide sociale à Genève?
Nous avons enregistré une hausse de 10% en 2020 et nous tablons sur une augmentation de 10% en 2021 également.

Quel est le profil de ces nouveaux bénéficiaires?
On a deux types de profil: des jeunes et des âgés. Ils représentent le public le plus important.

Le filet social suisse est-il à la hauteur des enjeux induits par la pandémie?
Oui, je le pense. Nous devons être fiers de notre protection sociale en Suisse. Nos assurances sociales sont stables, elles sont entièrement financées par le canton et la Confédération. La réponse doit toutefois évoluer. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis engagé dans la refonte de la LIASI. L’AVS, l’Assurance invalidité et les prestations complémentaires sont des structures solides. Mais il y a une marge d’amélioration pour l’assurance chômage. Deux angles majeurs et prioritaires doivent être pris en compte: la nécessité d’admettre des indépendants – y compris les intermittents – qui sont actuellement peu ou pas considérés, et la formation continue. Pour l’instant, les autorités fédérales refusent de prendre en compte la formation continue et la requalification professionnelle dans le cadre de l’assurance chômage. Cela doit changer.

Quels sont les scénarios sur lequel planche votre département concernant la crise économique post-pandémie?
Le département de la cohésion sociale est particulièrement exposé car nous avons la responsabilité de la culture, du sport et de l’aide sociale. Nous allons affronter ce que j’appelle le long covid social. Lorsque la pandémie sera derrière nous, les dégâts prendront forme sur deux niveaux. Individuel d’abord. Retrouver une dynamique positive dans un contexte économique difficile, ce n’est pas évident. Et sur le plan collectif ensuite, après deux ans où l’on a martelé aux gens la nécessité de maintenir la distance sociale, de ne pas se réunir, il faudra se redonner la capacité d’offrir une vie collective aux gens. Je compte d’ailleurs beaucoup sur la culture et le sport pour y contribuer. En l’absence de projets collectifs, le risque que les individus s’enferment dans leur bulle est réel.

De nombreux indépendants qui n’ont pas le droit au chômage et ont perdu leur activité à cause de la pandémie se sont retrouvés à l’Hospice Général. Lorsque ces personnes acceptent un mandat par-ci par-là pour garder un pied à l’étrier, tous les gains effectués sont déduits des prestations. Seuls des emplois d’au moins deux semaines permettent de conserver un montant supplémentaire à la fin du mois. Ne faudrait-il pas adapter la loi pour valoriser le travail sur appel et inciter les bénéficiaires à continuer d’être actifs?
Le constat que je fais de l’actuelle loi sur l’aide sociale, c’est qu’elle se base sur une vision du travail qui correspond aux années 2000. Le monde de l’emploi a considérablement évolué depuis. Notamment en matière de travail sur appel, entre les indépendants et ce que j’appelle les faux indépendants – les employés d’Uber, par exemple. Actuellement, la législation n’est pas incitative en matière de retour à l’emploi. La franchise qui s’applique sur le revenu du travail est de 500 francs: tout montant supplémentaire gagné est systématiquement déduit. Le projet que nous allons proposer intégrera une révision de cette franchise qui sera plus incitative.

La pandémie pousse les gens dans la précarité. Le risque d’endettement est réel. Et le Conseil fédéral a annoncé mercredi que les offices des poursuites pourront exiger des émoluments de 8 francs pour les personnes qui sont convoquées pour retirer des poursuites et des documents ad hoc. N’est-ce pas une manière de sanctionner encore les gens en difficulté?
Pour moi la question doit être traitée sous l’angle de la prévention et de la lutte contre le surendettement. C’est un peu tabou en Suisse et à Genève. Si on tient le discours d’une volonté affirmée du canton pour le retour à l’emploi, on doit traiter la question de la dette. On exige de plus en plus souvent un certificat de non-poursuites dans le monde du travail. C’est un frein très concret à l’insertion professionnelle de ne pas pouvoir régler ses poursuites. Mon département va déposer, en juin prochain, un projet de loi pour la lutte contre le surendettement. De manière générale, je pense que tous les freins financiers doivent être levés pour que la vie des gens ne soit pas plus complexe qu’avant.

Au début de la crise, ce sont d’abord des associations qui sont intervenues, puis la Ville de Genève a pris le relai et enfin l’Etat est intervenu. Est-ce que cela n’aurait pas dû être le contraire?
Je ne suis pas d’accord avec cette analyse. L’Etat a maintenu, voire augmenté, toutes ses prestations d’aide et de soutien pendant cette crise sans précédent. Chaque mois, mon département lutte contre la précarité à hauteur d’un peu plus de 160 millions de francs par mois (Hospice général, prestations complémentaires, subsides d’assurance-maladie, etc.). L’activité du canton s’est déroulée au mieux dans son champ de compétences. Sur le plan de la crise alimentaire, je salue l’action des associations militantes. Elles ont bien entendu une plus grande agilité par rapport au canton. La Ville a soutenu financièrement ces associations et le canton a permis de décentraliser la distribution alimentaire. En 2020, ce sont plus de 48 millions que nous avons accordés pour la protection de celles et ceux qui ont des difficultés. Il n’y a pas d’ordre de succession à privilégier. Chaque acteur de la société a joué son rôle.

Vous êtes aussi chargé de la culture et du sport, deux domaines qui ont été mis de côté durant la pandémie, au profit de la santé. Ne pensez-vous pas que l’on a fait une erreur de considérer les activités culturelles et sportives comme un risque pour la santé, alors même qu’elles sont fondamentales pour l’équilibre psychologique?
Je le dis et le répète : pour moi la culture n’est pas un agent pathogène. J’ai toujours milité pour qu’on puisse insérer la culture et le sport dans les dispositifs d’assouplissement des mesures sanitaires. Genève a été le premier canton à laisser ses librairies ouvertes alors que les commerces qui ne vendent pas des produits d’usage courant étaient fermés. C’était une manière de rappeler que la culture a aussi son rôle dans la pandémie.

A quoi vont ressembler le sport et la culture après la pandémie d’après-vous?
Il y aura une grande avidité pour les activités culturelles et sportives. Je le vois déjà d’ailleurs. Je me suis régulièrement rendu au théâtre ces derniers temps et j’ai vu à quel point leur réouverture enregistre un franc succès. Ils sont remplis, et il y a même parfois des listes d’attente! Le désir de retrouver le chemin de la culture et du sport est grand. Je sais aussi que lorsque nous rouvrirons les stades, ils se rempliront immédiatement. La population a besoin de se retrouver autour de ces manifestations. Nous avons beaucoup agi pour limiter les dégâts – notamment financiers. Nous avons injecté 54 millions de francs au total pour soutenir le domaine de la culture. L’Association des communes genevoises, la Ville de Genève, le Fonds cantonal d’aide au sport et le Département de la cohésion sociale ont mis sur pied un portail pour soutenir les clubs sportifs qui ont perdu d’importants revenus de sponsoring avec la crise. Ce sont plus de 860’000 francs qui ont été distribués en 2020, et nous avons reconduit l’opération en 2021 avec un million de francs.

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