Un enseignant peut-il tout dire sur les réseaux sociaux? A la suite de la victoire de l’équipe de France lors de la Coupe du Monde en Russie, un professeur travaillant au sein d’un cycle d’orientation et d’un collège genevois, également président d’une association active politiquement dans le domaine scolaire, a publié sur son profil Facebook la question suivante: «La coupe du monde volée aux Croates ou aux Belges grâce à ses mercenaires post-coloniaux ça justifie toute cette immigration en France?» Cette publication a été partagée le 17 juillet par le vice-président du Parti socialiste genevois Michel Fabre, ce dernier la qualifiant de publication haineuse.
Sur le profil de l’enseignant, des dizaines de publications quotidiennes, la plupart étant liée à des questions touchant les étrangers, l’islam et la nationalité. «Pourquoi nos élites juives veulent-elles absolument nous métisser?», s’interroge-t-il notamment (voir galerie photos ci-dessus). L’intéressé relaie également de nombreux articles issus de site clairement identifiés comme appartenant à la mouvance d’extrême droite, et souvent adeptes des théories conspirationnistes, notamment celle du Grand Remplacement de Renaud Camus. De plus, toutes ses publications sont accessibles à tout un chacun, car publiées en confidentialité «publique», c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de faire partie de ses contacts pour consulter son profil Facebook. Ses élèves peuvent donc potentiellement être confrontés à ses propos s’ils tombent sur son profil.
L’enseignant nie pour sa part tout caractère discriminatoire ou raciste dans ses publications. Contacté le mercredi 18 juillet, il précise d’emblée être «membre de l’UDC et bientôt candidat à des élections». Il estime également être en totale adéquation avec la ligne de son parti. Il précise toutefois qu’il ne mélange pas ses idées politiques avec son travail d’enseignant, «contrairement à tous [ses] collègues marxistes ou trotskistes», et se dit d’ailleurs prêt à les dénoncer. Il estime que Facebook est son «espace de liberté, d’expression», qu’il n’a pas sur son lieu de travail. Tout en rajoutant une fois encore que tous ses collègues «sont de gauche» et que son profil est de toute façon privé. Dans des commentaires Facebook, l’intéressé a également revendiqué son «esprit de provocation».
Quant à savoir si l’accessibilité des publications à tout le monde, et donc potentiellement ses élèves, pouvait être un problème, l’enseignant botte en touche. Il précise toutefois qu’il voit dans les réseaux sociaux un formidable instrument de «réinformation» et un véritable espace de liberté d’expression. De son côté, Céline Amaudruz, présidente de l’UDC Genève, rappelle que le professeur «n’est pas porte-parole du parti et que la liberté d’expression et d’opinion dont il jouit comme tout citoyen n’engage que lui-même».
Le Département de l’instruction publique (DIP) rappelle par le biais de son secrétaire général adjoint Pierre-Antoine Preti, également contacté par L’Affranchi, qu’il ne peut pas se prononcer publiquement sur des dossiers personnels liés à des collaborateurs de la fonction publique. L’Etat, en tant qu’employeur, est tenu de protéger la personnalité de ses employés. «Indépendamment d’un quelconque cas particulier, le DIP tient à rappeler que les enseignants ont un devoir d’exemplarité. Ils ne sauraient tenir publiquement des propos racistes et/ou dénigrants», conclut-il.
Michel Fabre estime quant à lui que la Coupe du Monde de football a «malheureusement, comme souvent, exacerbé le nationalisme et les réseaux sociaux sont devenus le dépotoir de propos xénophobes et d’images racistes. Sous couvert d’anonymat, les dérapages ont été nombreux». Le vice-président du Parti socialiste genevois rappelle que «la liberté d’expression est un droit fondamental encadré par le code pénal et qu’il est impossible d’écrire n’importe quoi impunément. Nous devons lutter contre les discours de haine et de violence sur les réseaux sociaux et les faire condamner fermement par les tribunaux».
Sollicitée par L’Affranchi, Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme, a réagi aux propos de l’enseignant par courriel. Voici sa position: «Je ne veux pas me prononcer sur le caractère pénal ou non des publications que j’ai pu consulter avant qu’elles ne soient effacées complètement ce d’autant plus que le compte de ce monsieur est devenu inaccessible mais je peux constater que de manière répétée, il tient des propos discriminatoires et injurieux à l’égard de personnes et de groupes de personnes particulièrement exposées au racisme et à la discrimination raciale. Ces publications étaient accessibles à des personnes qui ne faisaient pas partie de ses amis Facebook et j’ai pu moi-même les voir et lire avec consternation les propos tenus. Je note par ailleurs qu’au-delà de ses propres productions, ce monsieur «partageait» aussi les publications d’autres auteurs, tout aussi inacceptables.
S’agissant d’un enseignant, l’article 123 de la loi sur l’instruction publique de la République et canton de Genève prévoit notamment ceci:
Art. 123 Attitude générale
1 Les membres du personnel enseignant doivent observer dans leur attitude la dignité qui correspond aux missions, notamment d’éducation et d’instruction, qui leur incombent.
2 Ils sont tenus au respect de l’intérêt de l’Etat et doivent s’abstenir de tout ce qui peut lui porter préjudice.
La liberté d’expression est garantie à toutes et tous. Mais elle ne justifie pas pour autant d’abandonner une attitude digne et cette attitude ne se limite pas à la sphère professionnelle. Je ne pense pas que l’intérêt de l’Etat soit respecté non plus lorsqu’une personne qui fait partie du corps enseignant de la République tient des propos qui cultivent le rejet de l’autre et véhiculent un discours haineux. Ceci est contraire au préambule de notre constitution genevoise.»
2 réponses sur “Sur Facebook, les multiples dérapages d’un enseignant”
Bonjour Grégoire et merci pour votre journaliste d’enquête, d’analyse et de divulgation qui font la beauté et l’intérêt de votre métier.
Je ne comprends pas pour quelle raison, s’agissant de propos tenus en public de la part d’une personne ambitionnant une carrière politique, vous taisez le nom de ce confrère qui entache la réputation de ma profession, celle d’enseignant du service public.
Merci de vos éclaircissements.
Bien cordialement,
Claudio Recupero
Bonjour Claudio, c’est un choix que d’avoir caché son identité, quand bien même il est politiquement engagé au travers d’une association. L’objectif était avant tout de soulever la question du devoir de réserve et d’exemplarité associé à la profession d’enseignant à l’heure des réseaux sociaux. Le Département de l’instruction publique est au courant de l’identité de l’intéressé et entreprendra, s’il le juge opportun, les démarches qui s’imposent.
Merci pour vos encouragements et votre soutien.
Bien cordialement,
Grégoire Barbey