Nathalie Fontanet: «Je suis très en colère contre le Conseil fédéral»

La ministre genevoise des Finances ne cache pas son incompréhension face à l'absence de nouvelles aides financières de la part de la Confédération. Pour elle, ce sont les cantons qui devront assumer les conséquences des décisions du Conseil fédéral.
Grégoire Barbey

Le Conseil fédéral a décidé mercredi 13 janvier 2021 de prolonger la fermeture des restaurants, des activités sportives et culturelles jusqu’à fin février. Il a par ailleurs imposé de nouvelles restrictions, et notamment la fermeture des magasins qui ne vendent pas des produits réputés d’usage courant. De nombreux responsables politiques ont fait part de leur stupéfaction quant à l’absence de nouvelles aides financières à proprement parler. Le Conseil fédéral a toutefois décidé d’assouplir les critères d’éligibilité pour les situations dites des «cas de rigueur», permettant à davantage d’entreprises d’entrer dans cette définition. Le conseiller fédéral UDC Ueli Maurer semblait mercredi plutôt positif quant à l’utilité de ces aides. Qu’en est-il vraiment? A Genève, la ministre des Finances Nathalie Fontanet, membre du Parti libéral-radical, a fait part de son agacement face à ces annonces. L’Affranchi l’a rencontrée ce jeudi 14 janvier dans ses bureaux à la place de la Taconnerie.

Comment réagissez-vous aux annonces du Conseil fédéral faites ce mercredi 13 janvier?
Le fait que les mesures soient prises à l’échelle du pays est un point positif, permettant une meilleure adhésion à ces nouvelles contraintes. Le canton de Genève peut se rallier à ces décisions sanitaires compte tenu du danger que représente le nouveau variant qui circule dans notre pays. Même si le Conseil d’Etat estime pour sa part que les magasins auraient pu rester ouverts. Pour nous, la condition absolument essentielle en cas de nouvelles fermetures, c’était de  lier cette décision à une augmentation de l’enveloppe financière pour aider les entreprises concernées. Sur ce point, le Conseil fédéral n’a pas tenu compte de nos exigences. En définitive, les conséquences des indemnisations supplémentaires pour limiter les dégâts de ces contraintes pèsent une fois de plus sur les cantons.

Vous avez fait part hier en conférence de presse de votre colère à l’égard du Conseil fédéral. Vous êtes vraiment fâchée?
Oui je suis très en colère. Je rencontre toutes les semaines les représentants des  milieux économiques. Ces rencontres ont commencé début novembre lorsque j’ai repris la direction du Département du développement économique. Je constate un désarroi extrêmement important dans toutes les branches. Parallèlement à ces rencontres hebdomadaires, je rencontre des secteurs qui nous interpellent qui n’ont pas été éligibles à ces aides (fitness, loisir, grossistes, traiteurs notamment). Ces secteurs n’ont pas tous été contraints de fermer mais ils ont été malgré tout touchés par cette crise. Je vous donne un exemple: à côté de l’université à l’avenue du Mail, au boulevard Carl-Vogt, il y a un kiosque. Avec les cours à distance, il n’y a presque plus d’étudiants dans le bâtiment. Son chiffre d’affaires a drastiquement baissé, et pourtant il n’a pas fermé. Beaucoup de petites entreprises, de petits artisans, ont pu continuer leurs activités et ne sont pas éligibles aux aides alors qu’ils souffrent aussi de la situation. Je constate un tel écart entre la position du Conseil fédéral et la réalité du terrain. Le conseiller fédéral Ueli Maurer affirmait hier en conférence de presse qu’il était rassuré: les indemnisations arriveront au mois de mars. Mais vous imaginez? Combien d’entreprises dans ce pays n’ont pas les reins assez solides pour survivre de leurs seules réserves encore deux mois? Je regrette que la détresse des entrepreneurs ne remonte pas jusqu’au Conseil fédéral.

Comment vous expliquez l’attitude du Conseil fédéral?
Je ne sais pas si je peux l’expliquer. Je préfère penser qu’il n’y a pas de malice de leur part. Ils sont probablement convaincus qu’ils font ce qu’ils doivent faire. Il y a peut-être aussi une différence entre les situations des cantons francophones et germanophones. Le président de la Conférence des directeurs cantonaux des finances a une vue totalement différente de ce qu’il faut faire. Son objectif, c’est d’indemniser les grandes entreprises. Or, d’après moi, les aides doivent concerner toutes les structures. Les petites et moyennes entreprises font la diversité et la richesse de ce pays. Elles représentent une part très importante du tissu économique genevois. Elles doivent être soutenues également. On ne peut pas penser qu’il y a des entreprises qui méritent moins d’être aidées que d’autres. Au Conseil d’Etat genevois, dans le cadre de nos réflexions concernant la relance économique qui interviendra après la crise, nos inquiétudes sont grandes. Toutes les entreprises qui ne survivront pas à la crise ne seront pas là lorsqu’il faudra participer à la relance. Et lorsqu’une entreprise ferme, ce sont des personnes physiques qui sont concernées. Des femmes et des hommes qui se retrouvent au chômage, puis à l’aide sociale. Aider les entreprises, c’est aussi une mesure sociale.

Est-ce que le Conseil d’État genevois prévoit de nouvelles aides pour compenser le manque de soutien de la Confédération?
Genève remettra la main au porte-monnaie. Je viendrai la semaine prochaine avec un nouveau projet de loi global pour remplacer toutes les lois votées jusqu’à présent dans le cadre de la pandémie. Cela permettra d’intégrer les différents secteurs, que ça soit les secteurs définis comme cas de rigueur, mais aussi  ceux qui n’entrent pas dans cette catégorie..  Ce projet de loi  permettra également d’indemniser des entreprises qui ont souffert des restrictions sanitaires sans être forcément fermées mais qui ont besoin d’un soutien pour survivre. Il y aura deux axes: des aides à fonds perdus, et des soutiens à travers des prêts facilités, avec la collaboration de la Fondation d’aide aux entreprises, tout en assumant le risque qu’une partie de ces prêts ne seront peut-être pas remboursés. Le réel défi pour l’Etat aujourd’hui, c’est sa capacité à mettre en œuvre les lois votées et à procéder aux indemnisations dans des délais très rapides. Nous devons encore travailler à simplifier la façon dont l’Etat intervient et examine les dossiers, notamment en recourant à l’aide de fiduciaires. Genève va s’orienter sur un critère unique, celui des charges incompressibles (loyers, assurances, outil de travail, etc.), pour déterminer la hauteur des aides.

Vous êtes membre du Parti libéral-radical et vous n’avez jamais caché votre attachement à la philosophie libérale, selon laquelle l’Etat doit intervenir le moins possible tant sur le plan économique que social. Est-ce que dans une telle situation, l’Etat n’a pas un devoir d’intervenir massivement pour protéger les emplois et sauvegarder autant que possible la substance économique?
Je l’ai dit dès le départ. Il y a une différence entre le fait de laisser la marge de manœuvre et la responsabilité aux entreprises tel que le veut le libéralisme en temps normal, et une situation de crise, de pandémie, dans laquelle l’Etat  intervient pour compenser les entreprises qu’il empêche de travailler. C’est le cas en l’espèce dès lors  que l’Etat contraint des entreprises et des entrepreneurs à la fermeture. Dans ce contexte-là, on est aussi dans le libéralisme et dans la notion de responsabilité. Si l’Etat ferme des secteurs, il doit les indemniser, l’un ne va pas sans l’autre. Il n’y a pas de contradiction à être libérale-radicale et attendre une intervention forte de l’Etat en faveur des entreprises dans le contexte actuel.

Sur le frein au déficit, la loi impose un retour à l’équilibre d’ici à 2028 en raison de la baisse des recettes et de l’augmentation des dépenses dues à la Réforme de la fiscalité des entreprises. Pour le prochain budget, 2022, vous avez le droit de faire un déficit d’un peu plus de 300 millions.  Sachant que le budget 2021 prévoit un déficit de l’ordre de 850 millions, comment allez-vous faire pour trouver 500 millions de francs?
Ce sont effectivement les questions qui vont nous occuper ces prochaines semaines et mois. On ne va pas se mentir, ces 500 millions ne vont pas pousser sous le sabot d’un cheval en pleine crise économique, sanitaire et sociale. Ces objectifs de déficit ont été votés dans une période de beau temps. Il est certain que nous ne pourrons pas respecter les seuils fixés par la loi.  Toutefois, bien que la baisse du déficit sera vraisemblablement ralentie en 2021 et 2022, il est à mon sens impératif que nous respections  l’objectif du retour à l’équilibre fixé pour 2028.

Vous pensez que 2028 est une date raisonnable alors que les premiers plans de relance devraient démarrer qu’en 2022?
Oui je le crois. Après, il faudra faire des choix s’agissant des dépenses de l’Etat dont certaines pourraient être jugées comme superflues. L’Etat va devoir repenser son fonctionnement. On a trouvé un accord dans le cadre du budget 2021 lequel prévoit que nous  entamions des travaux avec tous les partis représentés au Grand Conseil pour trouver des pistes et des solutions concertées pour les budgets à venir. C’est un élément important. Le travail du Conseil d’Etat, son obligation légale, c’est de présenter un budget, mais le travail du Grand Conseil est d’adopter ce budget, il faut donc les associer. Le redressement des finances publiques est essentiel, on ne peut pas se passer de cette étape. Je tiens à rappeler que certes, Genève est un canton endetté, mais sa situation financière reste saine. Plusieurs secteurs économiques n’ont pas été touchés par cette crise. Notre attractivité et notre compétitivité demeurent intacts, et le canton va se remettre de cette situation. En fin d’année dernière, l’agence de notation Standard & Poor’s a confirmé la notation AA- du canton, avec perspective stable.

Au 31 décembre 2019, la dette de l’Etat se montait à 11,8 milliards. En 2020, l’Etat a annoncé verser 1 milliard à la Caisse de pension de l’Etat de Genève (CPEG) financé par la dette. Le premier seuil prévu dans la loi est de 13,3 milliards. La crise du covid a-t-elle fortement augmenté la dette de l’Etat et a-t-on atteint le premier seuil du frein à l’endettement?
Non, le premier seuil n’a pas été atteint. Ces seuils sont calculés sur la base de la dette moyenne à la fin de l’année. On sera vraisemblablement en-dessous de 13 milliards. On se rapproche de ce seuil, évidemment. La crise a bien entendu participé à l’augmentation du niveau de la dette. La question du frein à l’endettement sera bien entendu abordée avec les députés. Concernant le versement de 1 milliard de francs à la CPEG en 2020, l’Etat de Genève l’a fait parce qu’en réalité, le remboursement de la dette financée à l’extérieur lui coûtait moins cher que de payer les intérêts imposés par le prêt simultané conclu avec la caisse de pension.

Ne serait-il pas judicieux de suspendre le frein à l’endettement pendant quelques années?
Je crois qu’il faut faire très attention lorsqu’on parle de suspension du frein à l’endettement. Celui du canton de Genève ne touche que la dette. Il faut bien comprendre que ce n’est pas le même processus qu’au niveau fédéral. Le frein à l’endettement de la Confédération est en réalité un frein au déficit. L’effet du frein à l’endettement du canton de Genève vise à limiter des investissements qui ne sont pas urgents. Je ne suis pas favorable à une suspension du mécanisme, mais nous pouvons envisager un relèvement des seuils  fixés par la loi par exemple en tenant compte des montants versés à la CPEG dans le cadre de sa recapitalisation. Le frein au déficit devra   aussi être modifié, en rehaussant le montant des seuils, tout en gardant l’objectif d’équilibre à 2028, moyennant un plan de redressement.

Pensez-vous qu’il soit possible de sortir de cette crise économique sans que les égalités ne se creusent davantage encore? Et si oui, comment?
C’est l’objectif du Conseil d’Etat genevois, c’est pourquoi les aides sont importantes, aussi au niveau social. Nous sommes aujourd’hui dans les aides d’urgence, mais nous devons construire la relance. Aurons-nous encore autant d’emplois dans le canton? Est-ce que les employés actuellement au chômage partiel vont s’en sortir? Cette crise va avoir des conséquences  sur plusieurs années. L’Etat de Genève va s’atteler à renforcer la formation et améliorer l’employabilité des personnes. Certains secteurs vont durablement changer de forme après cette crise.

Comment conciliez-vous votre double casquette de responsable de l’Economie qui doit dépenser à tout va et ouvrir les vannes et responsable des Finances qui doit au contraire réfréner les ardeurs dépensières de ses collègues?
J’aimerais d’abord dire que c’est extrêmement intéressant et complémentaire. Il ne faut pas se mentir, fermer les vannes sur les aides économiques, ça ne fait que les rouvrir sur les aides sociales. C’est le jeu des vases communicants. Ces deux casquettes sont très prenantes et passionnantes. La responsabilité provisoire du Département du développement économique me permet de voir de plus près à quel point les entreprises et leur diversité sont essentielles à notre canton et à ses finances. Les entreprises font partie de l’écosystème des finances publiques. L’un et l’autre sont intrinsèquement liés.

Vous tenez beaucoup à l’égalité et la lutte contre les discriminations. Vous avez d’ailleurs déposé un projet de loi à ce sujet. N’avez-vous pas peur de passer pour une femme de gauche auprès de votre électorat qui préfère peut-être la position d’un Jean Romain sur ce sujet?
Je suis très attachée aux questions d’égalité, de respect et des droits humains. Chacune et chacun doit pouvoir vivre selon son identité de genre et sans discrimination. Pour moi, ça n’a rien à voir avec le fait d’être de gauche ou de droite. Cela a en revanche beaucoup à voir avec une certaine ouverture d’esprit. Rester bloqué au siècle passé ou avancer en même temps que les progrès sociaux, c’est de cela qu’il s’agit. Genève est le bastion des droits humains, et pouvoir porter de tels sujets me rend très heureuse.

Vous voyez-vous rester aux Finances si la majorité devait basculer à gauche après l’élection partielle de ce printemps?
C’est une véritable question pour moi. D’abord parce que c’est un poste passionnant, pour lequel je m’étais au départ montrée assez peu enthousiaste, non pas parce que je n’aime pas les chiffres mais parce j’estimais qu’il faut une majorité politique au Parlement et au Conseil d’Etat. Je me suis investie corps et âme dans cette fonction, et je me suis attachée aux équipes. Au Département, je me sens aujourd’hui un peu comme à la maison. Je serais extrêmement chagrinée de laisser les collaboratrices et collaborateurs qui le composent.  Toutefois si je devais me retrouver dans un Conseil d’Etat à majorité de gauche  amené à  prendre des décisions d’augmentation d’impôts qui me seraient imposées cela  serait très problématique pour mon action. Nous devrons avoir ces discussions au sein du Conseil d’Etat après les élections lors de l’attribution des départements. Il y a une responsabilité politique dans le cadre de l’élaboration des budgets. Je pense que si le Conseil d’Etat nouvellement composé devait être de gauche, un membre de sa majorité devrait prendre la responsabilité du budget.

Vous avez vécu des moments difficiles avec votre collègue de gouvernement Pierre Maudet qui a été jusqu’il y a encore peu membre du même parti que vous. Qu’est-ce que vous inspire toute cette affaire?
Je n’ai pas de déclaration à faire sur cette affaire. Je me réjouis que Monsieur Maudet ait finalement décidé de soumettre sa situation à la population. Cela permettra, quelle que soit l’issue de l’élection, de pouvoir continuer plus sereinement le travail au sein du Conseil d’Etat. Je pense aussi que c’est une très bonne chose pour lui. En cas de réélection, cela lui redonnera une légitimité.

 

 

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