«Un mouvement dans lequel s’exprime à la fois le désespoir et les espoirs. » C’est en ces termes que le sociologue Pierre Bourdieu qualifiait une grève, en l’occurence celle des cheminots français en 1995. A l’origine de la grève actuelle des rédactions romandes (24 heures, Tribune de Genève et Le Matin) il y a bien du désespoir. Un désespoir dû aux licenciement, aux titres qui ferment, à la pression. Un désespoir qui conduit à des démissions et des pleurs. Nombreux sont ceux qui ont quitté le navire de la presse écrite pour la communication, pour la radio ou pour le chômage. C’est l’annonce de la disparition de la version papier du Matin et le licenciement potentiel d’une quarantaine de personnes qui ont participé à mettre le feu aux poudres.
Mais cette grève exprime également de l’espoir. L’espoir d’un dialogue et de pouvoir négocier: une procédure a été ouverte en ce sens devant l’autorité vaudoise de conciliation. Egalement l’espoir pour les journalistes de protéger leurs emplois ainsi qu’une pluralité de l’information. Les gréviste demandent à Tamedia «le retrait des licenciements annoncés depuis juin» et de «s’engager sérieusement, intensément et sans exclusion préalable d’aucune sorte dans un processus de sauvegarde de la diversité de la presse romande». L’espoir que des salariés puissent faire entendre leur voix.
Et pourtant hier matin, les collaborateurs des trois rédactions ont reçu par mail une sommation de leur direction d’interrompre sans délai le débrayage, prévu jusqu’au soir. La grève est qualifiée d’illicite: les journalistes sont menacés de voir leur contrat rompu sans préavis, comme des moins que rien. Tamedia menace de résilier la Convention collective de travail (CCT). Le groupe se réserve également «le droit de réclamer la réparation du préjudice subi auprès des employés grévistes». Cette note, envoyée par le directeur des médias payants de Tamedia, a suscité de nombreuses réactions d’indignations.
De source sûre, nous savons que la direction du groupe a contacté hier des pigistes pour assurer un service minimum. Mieux valait ne pas refuser leur a-t-on fait comprendre. De nombreuses questions juridiques se posent: a-t-on le droit de procéder comme l’a fait la direction pendant la période de conciliation? D’après les syndicats, cela constituerait une infraction. Pour eux, il s’agit d’une «mesure de coercition» qui pourrait être sanctionnée pénalement de 10’000 francs.
Rappelons que les finances du groupe se portent bien. Son bénéfice net a augmenté de 39,1% en un an sur 2017 à 170,2 millions de francs selon la Tribune de Genève du 13 mars 2018. On peut se demander pourquoi il a racheté ces titres romands financièrement infructueux pour ensuite réduire l’offre. Le profit, essentiellement liés aux annonceurs. Le reste, peu importe. Les Verts vaudois dénonçaient le comportement de Tamedia dans un communiqué le 28 juin dernier: «On comprend que la volonté de maximiser son bénéfice est le seul objectif de la disparition de l’édition papier (du Matin)», écrivaient-ils.
Bourdieu, pessimiste, affirmait – c’était il y a plus de vingt ans – que les marchés financiers ne comptent pas négocier mais bel et bien se limiter à expliquer. Pas négocier mais expliquer: c’est précisément la posture qu’adopte Tamedia. Pourtant les salariés ont des droits et ils comptent bien les faire respecter.
Les espoirs de ces journalistes sont importants et nous concernent tous. C’est le métier même de journaliste qui est en péril à Genève comme ailleurs en Suisse romande. – (Tadeusz Roth)