La votation fédérale du 7 mars 2021 sur la Loi sur les services d’identification en ligne (e-ID) relève d’un choix de société bien plus lourd de conséquence qu’il n’y paraît à première vue. Il s’agit d’entériner un cadre légal qui influencera durablement les comportements et des entreprises et des citoyens suisses face aux technologies d’identification numérique. Cette votation est l’occasion de s’interroger plus en profondeur sur la question des technologies.
La pandémie de coronavirus a accéléré la transformation numérique de nos sociétés modernes. Les assignations à résidence – appelées «confinement» – pratiquées par de nombreux Etats à travers le monde ont eu pour effet de précipiter les individus dans le seul espace de libertés qu’il leur reste en ces temps troublés: internet. Mais si les gens ont vu dans le numérique un moyen de conserver du lien avec la société, les autorités ont quant à elles utilisé ces mêmes technologies pour renforcer le contrôle des comportements. Sous couvert de se prémunir contre les foyers épidémiques, de nombreux gouvernements ont mis en œuvre des applications plus ou moins intrusives dont le contrôle démocratique fait défaut dans plusieurs pays. En Suisse, la solution adoptée par la Confédération a le mérite d’être relativement acceptable sur le plan du respect de l’intégrité numérique, mais son efficacité dans la lutte contre la propagation du coronavirus reste à démontrer.
Ces dernières décennies, nos sociétés modernes n’ont eu de cesse de renforcer une tendance lourde: celle du contrôle. Les technologies suivent plus ou moins toutes cette logique. La puissance de calcul des ordinateurs, qui évolue de manière exponentielle, sert en priorité à rationnaliser nos comportements, à optimiser nos modes de vie, nos choix, nos performances. L’humanité cherche désespérément à travers la technologie à éliminer le hasard, l’imprévu, le risque.
Le contrôle se retrouve à tous les niveaux de la société. Combien d’emplois ne servent en réalité qu’à contrôler des processus, à administrer des protocoles? Paradoxalement, ce renforcement du contrôle s’accompagne d’une dilution toujours plus grande des responsabilités. L’individu, puisqu’il se sait contrôler, a tendance à se reposer sur les structures existantes pour corriger les problèmes auxquels il est confronté.
Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Il est difficile de dire s’il existe encore une marge de manœuvre pour choisir entre une société numérique des libertés ou une société numérique des contraintes. Pour l’instant, c’est cette deuxième option qui semble avoir pris le dessus. La tentation du risque zéro est grande, et nombreux sont les individus prêts à sacrifier un peu de leur autonomie contre le réconfort d’une sécurité plus grande. La Suisse a la chance de disposer d’un modèle politique qui donne la parole aux citoyennes et citoyens, permettant de faire émerger de véritables débats de société. Malgré les vertus de la démocratie helvétique, les questions de fond liées aux technologies numériques ont jusqu’ici échappé à ces discussions. Les autorités préfèrent soumettre en votation des objets techniques, qui mériteraient pourtant des réflexions plus larges. La votation sur l’e-ID est à ce titre symptomatique de cette tendance.
Preuve en est, les défenseurs de cette loi cadre mettent principalement en avant le confort que représenterait un identifiant unique, plutôt qu’une multitude de mots de passe. Plutôt que de s’interroger sur le fond du sujet, on cherche à amadouer les citoyennes et les citoyens de ce pays en leur présentant les aspects «confortables» de la proposition légale. Mais la condition d’un citoyen libre et autonome n’est pas nécessairement confortable. Pour exercer son autodétermination, un individu doit adopter des comportements responsables. On ne jouit pas de la liberté comme d’un bien qu’on a acquis pour de bon: elle se conquiert en permanence. Pour la conserver, il faut redoubler d’effort. Nos libertés numériques sont encore à conquérir. Et pour mener à bien cette conquête, nous nous devons d’imposer aux autorités des discussions de fond, sans tabou, sur les orientations que nous voulons donner à notre rapport aux technologies.
La question posée par le référendum contre la Loi sur les services d’identification en ligne est bien plus profonde qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas d’un choix technique, mais bel et bien politique. C’est un arbitrage entre le confort et la simplicité face à l’aridité de la liberté et de la responsabilité. Quoi qu’il advienne de cette votation, il sera toutefois judicieux à l’avenir d’imposer de débattre du fond avant de décider de la forme. Il est encore temps d’accompagner la technologie plutôt que de la subir. – (Grégoire Barbey)